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Page:Régnier - L'abbaye d'Évolayne, 1951.djvu/207

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l’abbaye d’évolayne

tier. Mais de cet instant prodigieux de la réunion, de ce bonheur si longtemps attendu, elle ne put presque rien saisir. Toute émotion trop forte a la violence et la rapidité confuse de l’accident. Elle fut comme un être qu’un projectile atteint, devant lequel s’ouvre un précipice et qui enregistre au hasard, avant la mort, une ou deux impressions dernières, morcelées, vagues. Elle entendit la voix chère, toute proche, répéter plusieurs fois son nom. Elle vit se pencher sur le sien un visage inoubliable, et ses yeux, s’abaissant sur la robe du moine, si noire, si sombre, se fermèrent. Elle ne lut point dans le regard de Michel ses pensées, elle ne comprit pas les paroles qu’il prononça, elle ne reprit pas possession de l’âme étrangère. Tout lui échappa jusqu’à ses propres délices. Ses sens étourdis par la commotion qu’ils subirent défaillirent, lâchant leur volupté. Elle ne perdit pas connaissance mais sombra dans une sorte d’anéantissement vertigineux. Déjà l’instant au vol de foudre était passé.

Un peu plus tard, quand elle reprit pied sur la terre et conscience de sa vie, elle entendit à nouveau s’élever la voix familière, qui, cette fois, n’était plus si proche. Elle ouvrit les yeux : Ils étaient assis l’un en face de l’autre. La table les séparait. Et ce fut sa première tristesse que Michel, son mari, la reçût ainsi en étrangère et la tînt à distance. Cependant elle accepta d’un cœur soumis sa volonté. La douceur de sa présence compensait toute autre amertume. Il était là. Elle le contemplait, non point fixement, mais à petits coups, comme on boit une liqueur trop forte, en s’y reprenant, goutte à goutte. Chaque regard retrouvait