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l’abbaye d’évolayne

sans doute d’une différence d’âge accentuée par quatre années de guerre qui, pour Michel, avaient compté double. De l’expérience acquise au front, incommunicable, il ne parlait jamais. Sa femme n’avait point accès dans ce passé dont il restait le prisonnier. N’ayant tremblé que pour un être qui lui avait été rendu, elle pouvait oublier l’angoisse ancienne. À trente ans, elle recommençait à vivre, alors que, témoin de tant de morts, atteint moralement d’une manière irréparable, il était déjà vieux à quarante ans. Rien pour lui n’avait la même saveur que pour sa jeune femme.

Il ne voulut pas cependant la frustrer des plaisirs auxquels elle avait droit. Il sortait beaucoup avec elle, mais, repris dans le tourbillon d’une société vaine et frivole, il éprouvait un dégoût immense.

— Ah ! ces gens ! disait-il parfois, quel vide en eux, quelle absence de pensée ! Toujours les mêmes petites intrigues, les mêmes ambitions mesquines, les mêmes agitations stériles. La guerre ne leur a rien appris.

Il ajoutait aussitôt, avec un amer retour sur lui-même :

— Je n’ai d’ailleurs pas le droit de les condamner. Que sommes-nous de plus que ces snobs qui courent les expositions, les concerts, les théâtres, comme nous le faisons nous-mêmes ?

Adélaïde protestait. Une certaine ferveur embellissait leur existence, semblable en apparence à celle de tous les mondains.

— Il y a, expliquait-elle, entre eux et nous cette différence : là où ils ne cherchent qu’une distraction passagère, nous cherchons un aliment spiri-