Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/120

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je suis fatigué des gravures d’après Poussin et de la pendule en sucre. De ces fenêtres, je domine une petite cour qui ouvre sur le mail. Ce mail est planté de très beaux et de très vieux tilleuls. Au printemps, l’odeur de leur floraison est délicieuse. En été, leur verdure ombrage les vieux bancs de pierre. En automne, leur feuillage est d’une noble couleur d’or. En hiver, les troncs et les branches forment une élégante dentelle végétale. Au delà du mail, on découvre des jardins et, par delà les jardins, des prairies, que bordent la rivière et sa ligne de peupliers. C’est derrière ces peupliers que le soleil se couche, et j’ai assisté, parfois, de cette chambre, à de magnifiques spectacles. Ces soirs-là, ma chambre devient un royal domaine.

Chaque matin, ma mère monte me souhaiter le bonjour et me demander si j’ai bien dormi. Elle est déjà debout depuis longtemps, lorsque je m’éveille, et elle revient de quelque messe matinale. Elle a dit, avant de monter, que l’on m’apporte mon premier déjeuner. C’est l’heure où nous causons le mieux et le plus intimement. Nous parlons du passé et du présent, quelquefois de l’avenir. C’est à ces heures que j’ai parfois envie de demander à ma mère si elle ne regrette pas l’existence qu’elle a choisie. C’est à ces heures que j’ai été tenté souvent de lui dire que son sacrifice avait été inutile, que je suis toujours le même, avec les mêmes désirs, les mêmes incertitudes, les mêmes mélancolies. Pauvre mère, qui rêvait ma transformation ! Elle voulait peut-être que je fusse prêt aux plus ardentes