Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/148

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Lorsque vous m’eûtes emmenée là-bas, ce fut une des premières curiosités du pays que vous me montrâtes. Vous souvenez-vous de nos promenades à travers les rues populeuses du quartier chinois, de nos stations dans les bizarres boutiques où l’on débite d’étranges produits, où l’on peut acheter des nids d’hirondelles séchés et des petits poissons tout recroquevillés de saumure ; de nos visites chez les marchands de laques et de soieries, chez les vendeurs de thé. Et le Joss-House, où l’on brûle, devant des idoles saugrenues et dorées, des bâtonnets d’encens et des découpures de papier… Et nos soirées au théâtre ? Quelle impression singulière j’éprouvais devant ces spectacles, pour moi incompréhensibles. On jouait là des pièces interminables, pleines de batailles et de supplices, dont l’action mystérieuse se déroulait en colloques, en vociférations, en mimiques, le tout accompagné d’une barbare musique de tam-tams et de gongs, qui redoublait de violence et d’éclat aux moments pathétiques. Et, ce qui était plus étonnant encore que le spectacle, c’était l’assistance : ces centaines de faces jaunes, prodigieusement attentives aux simagrées comiques et tragiques, qu’ils contemplaient de leurs minces yeux bridés.

Ce fut au sortir d’une de ces séances théâtrales que, justement, Duckworth nous conduisit dans une fumerie d’opium. Je revois encore la salle basse et silencieuse où nous pénétrâmes, les nattes étalées, la lueur rougeâtre des petites lampes. Il me semble entendre encore le grésillement de la boulette cuisant au bout de l’aiguille, respirer l’odeur indéfinissable du lieu. Et quelle parfaite indifférence accueillit notre venue ! Pas un des fumeurs ne prêta la moindre attention à notre groupe d’intrus, pas plus que le noir chat maigre qui rôdait de lit en lit et semblait savourer béatement la fumée des pipes.