Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/178

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n’est pas de ces bâtisses tout à fait neuves où tout semble être en carton. Sans être ancienne, on sent qu’elle a déjà fait ses preuves. Autre avantage, l’appartement était inoccupé. Pour moi, c’était une condition essentielle, car connaître les gens qui nous ont précédés et auxquels nous succédons, quelle horreur ! Avoir dans les yeux le souvenir de leurs visages, quel dégoût ! Savoir quels étaient leurs meubles, où ils étaient placés ! Il y a dans ces superpositions, dans ces mélanges, dans ces promiscuités, je ne sais quoi d’écœurant. Cela m’eût enlevé tout plaisir à m’installer. Tandis qu’entrer dans un appartement vide ce n’est pas du tout la même chose. On sait bien que ce sont des êtres humains que l’on y remplace, mais c’est tout. La bête est sortie de la coquille. Il suffit de nettoyer, de gratter, de lessiver et de repeindre, et l’on peut presque se croire le premier occupant. Sans cela, mes nuits eussent été hantées par des spectres de contribuables et par des fantômes de locataires.

L’autre sujet de quelque importance dont j’avais aussi à vous entretenir, mon cher Jérôme, ce sont les visites que j’ai faites aux amies de ma mère. Si, lorsque vous m’avez épousée, il y a cinq ans, vous ne m’aviez pas emportée en Amérique avec un empressement qui ne semblait pas présager l’état où nous en sommes aujourd’hui, je vous eusse présenté alors à ces respectables dames et je n’aurais pas à vous les décrire et à vous envoyer leurs portraits par la poste. Mais vous m’avez entraînée si rapidement et si jalousement de l’autel au paquebot que j’ai dû avertir par lettre ces honnêtes douairières du cours de mes destinées. Je sais bien que ces destinées ne les préoccupaient pas extrêmement. Elles avaient, d’ailleurs, quelque peu perdu de vue ma mère, qui, à la mort de papa, s’était retirée à Nice. J’a-