Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/258

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Oui, sur ce bateau, tout, hors elle, m’apparaît comme inexistant et chimérique. Compagnons de voyage, matelots d’équipage, tous ne sont pour moi que de vagues fantômes. C’est en vain que je cherche à m’intéresser à eux. J’écoute patiemment ce que me dit la bonne Mme  Bruvannes, j’écoute ce que me dit Gernon, j’assiste au respectable flirt conjugal que M. et Mme  Subagny continuent, avec une inlassable persévérance, depuis quarante ans de mariage. Quelle importance tout cela peut-il bien avoir ? Tout à l’heure, je prêtais l’oreille aux discours d’Antoine Hurtin. La seule chose qui m’en demeure maintenant c’est qu’il a prononcé le nom de Laure de Lérins. Le reste n’est qu’un pauvre bruit évanoui. Il me semble parfois vivre au milieu d’automates. Quand je me penche sur la chambre des machines, quand je vois les pistons de la bielle s’agiter, quand je vois tourner l’arbre de couche, je m’imagine que ce mécanisme puissant et compliqué n’est pas seulement destiné à faire avancer l’Amphisbène. Je lui invente malgré moi des répercussions plus singulières. N’est-ce pas lui qui fait se mouvoir les gens du bord, qui les fait aller et venir, parler, manger ? Que l’hélice cesse son action et le geste commencé s’arrêtera, les paroles à moitié dites s’interrompront. Tous les fantoches qui m’entourent demeureront figés dans l’attitude qu’ils auront à ce moment-là.

Oui, l’Amphisbène me fait l’effet de quelque navire enchanté, dirigé par quelque magicien mysté-