Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

poitrine. Mme  Subagny, la nuque appuyée au dossier, ronflait bruyamment. J’ai décacheté l’enveloppe. Voici ce que j’ai lu. Je le recopie pour me le mieux graver dans la mémoire. N’est-ce point là l’arrêt de ma destinée ?

Mon cher ami,

Quand on vous remettra cette lettre, je serai déjà loin. Ne m’en veuillez pas trop de vous avoir quitté ainsi un peu brusquement et d’être partie, plus qu’à l’anglaise, « à l’américaine ». Mais à quoi bon continuer une expérience inutile ? Je vous ai promis d’être franche avec vous ; je tiens ma promesse. Je ne vous aime pas, Julien. J’ai cru que je pourrais vous aimer, j’ai cru même, un moment, que je vous aimais, mais je m’aperçois maintenant que je me suis trompée. J’ai été très près de l’amour ; l’amour n’a pas voulu de moi. Il me reste l’amitié, mais je sens que la mienne ne vous suffirait pas et je ne puis vous offrir davantage. J’ai été pourtant sur le point, Julien, de faire quelque chose de plus pour vous. L’autre soir, le dernier soir, lorsque vous me parliez de votre amour et que vous aviez pris ma main, j’ai été sur le point de vous laisser prendre mon corps. Si vos lèvres avaient cherché les miennes, je ne vous les aurais pas refusées. La nuit était sombre, l’heure solitaire. Souvenez-vous, Julien. Oui, il me semblait loyal de vous donner ce dédommagement. J’aurais voulu compenser ainsi votre renonciation à mon amie Madeleine de Jersainville. Que voulez-vous je suis ainsi, j’ai le sentiment de la justice ! C’est peut-être un signe que je ne suis pas faite pour l’amour. Ne regrettons rien, mon ami. Il ne faut rien regretter. D’ailleurs, tout ceci n’était-il pas écrit sur le drapeau de notre yacht ? Regardez son amphisbène, brodé en or sur le fond