Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/45

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Je n’ai jamais su jouer de la flûte et cependant je joue de celle-là avec une aisance surprenante. Elle ne produit, d’ailleurs, aucun son, mais tout à coup, en regardant par la fenêtre, je découvre que ma mélodie muette a de merveilleux effets. Soudain, des bassins, s’élèvent des jets d’eau. Les animaux en porcelaine se mettent en mouvement. Les moutons se réunissent autour du bélier, les chèvres dansent, les cerfs se promènent noblement, le gros éléphant agite sa trompe. Tout le château, en même temps, semble se réveiller de son sommeil séculaire. J’entends des carrosses entrer dans la cour, des pas gravir les escaliers et parcourir les corridors. Je perçois des sons et des rires. On ferme et on ouvre des portes. On s’interpelle et on m’appelle. Je voudrais me lever de mon fauteuil, jeter là cette flûte diabolique, mais je ne puis faire que les mouvements réglés par la mécanique qui me dirige.

Je ne suis plus qu’un automate, oui, mais un automate conscient de ce qui se passe autour de lui. Je sais très bien que c’est moi que l’on cherche, mais je sais très bien aussi que l’on ne me trouvera pas. Je suis prisonnier d’un absurde enchantement. M. Feller a disparu en emportant la clé. Soudain, le mouvement qui m’anime se ralentit peu à peu. Les notes de ma flûte s’espacent et s’affaiblissent. D’elle-même, elle quitte mes lèvres et va se reposer sur la table de mosaïque. Aussitôt le château redevient silencieux.

Dans le parc, les animaux de porcelaine reprennent leur immobilité. La trompe du gros éléphant