Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/58

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casions de choisir mes voies. Peut-être, si elles se sont présentées, n’en ai-je pas eu une conscience assez claire, peut-être aussi les ai-je laissé échapper par une sorte d’indécision qui m’est naturelle.

Cette indécision, j’en sais même l’origine. C’est mon père qui me l’a transmise, mon père que je n’ai guère connu, puisqu’il est mort lorsque j’avais douze ans, mais dont ma mère m’a beaucoup parlé plus tard. Ma mère est douée d’une extrême pénétration psychologique, affinée par la vie solitaire et méditative qu’elle a menée. Elle excelle à analyser les gens et je suis sûr que le portrait moral qu’elle m’a souvent tracé de mon père est parfaitement exact.

Mon père était un indécis à volontés brusques et un entêté. L’entêtement est une conséquence fréquente de l’indécision : il la supprime, et l’indécis s’obstine pour n’avoir plus à se décider. À l’abri de son obstination, il goûte un repos précieux. Il est dispensé ainsi de se résoudre. Mon père, donc, après de longues périodes d’incertitude, prenait des résolutions soudaines et même inconsidérées, qu’une fois prises il maintenait avec une énergie craintive. Quand il avait agi, il en demeurait, pour un temps, comme épuisé. Il subissait une véritable prostration de la volonté et s’ankylosait dans cet état. Le phénomène se produisait non seulement dans les circonstances importantes, mais aussi pour les menus faits de la vie.

Contre ces fâcheuses dispositions, ma mère, qu’il aimait tendrement, ne put pas grand’chose. Si elle