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LA DOUBLE MAÎTRESSE

aux corbeilles où on les servait. Quelquefois il éprouvait une amère déception si Mme  de Galandot ou Nicolas prenait l’une des pièces qu’il s’était tout bas réservées. Aussi lui arrivait-il parfois, par prévision, de sauver de ces bouches inexpertes un des beaux fruits qu’il avait remarqués en se promenant, suivis en leur croissance et convoités en leur maturité. Pour cela, il descendait de grand matin au verger et, après bien des hésitations et des scrupules, finissait par mettre dans sa poche l’objet de sa convoitise et montait le larcin dans sa chambre.

Ces sauvetages fréquents avaient transformé un des tiroirs ventrus de la commode de l’abbé en un véritable fruitier. Le soir, retiré chez lui, son rabat enlevé, un mouchoir noué sur les oreilles par deux cornes de linge, en chemise et pieds nus, avant de se mettre au lit, il ouvrait le meuble odorant, puis, de l’œil et du doigt ayant choisi dans sa réserve son péché, il le mangeait délicatement avec des grimaces de gourmandise, tandis qu’à la chandelle se dessinait sur le mur son ombre familière et gloutonne.

On était à table où l’abbé Hubertet guettait pour la fin du repas une fort belle poire de cuisse-dame et, le couteau levé, il s’apprêtait à s’en saisir, quand le vieux domestique entra et parla bas à Mme  de Galandot. Elle coupait un fruit ; son visage se colora subitement ; d’un mouvement brusque et les sourcils froncés, elle acheva la section des deux moitiés : elles tombèrent simultanément sur l’assiette.