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les dépaysés

ouvertes, des vaches rousses gambadaient d’allégresse et humaient la lumière rose. Des moutons, tout dépaysés d’être tondus, fafouillaient dans les herbages secs. On entendit des brindilles craqueter sous leurs dents menues. Il y avait des poules éparpillées un peu partout dans la cour. Quelques-unes étaient montées sur une herse, d’autres trônaient sur les brancards d’une charrette, plusieurs picotaient de petites pierres brillantes qui, elles aussi, se réjouissaient de pouvoir devenir la blanche coquille des beaux œufs ronds. La vie circulait abondante dans cette tiédeur printanière.

Dans cette cour mise un peu en désordre par les préparatifs des semailles, et où tant d’existences jouissaient, un vieillard courbé achevait de réajuster les pièces d’une charrue. On ne distinguait pas ses traits absorbés par le travail, mais ses mouvements lents et fébriles annonçaient un septuagénaire. Vêtu d’un pantalon d’étoffe rude et d’une blouse de cotonnade bleue, chaussé de longues bottes qui laissaient entendre un frottement de cuir lorsqu’il marchait, il complétait dans ce décor tout un poème champêtre. La charrue presque prête, encore rouillée de sa longue réclusion d’hiver, semblait désireuse de déchirer le sein de la terre, notre mère commune. Et le vieillard pensait :

« J’aurai bientôt fini. Paul pourra commencer à labourer cet après-midi. L’enclos du nord est en bonne condition. »

Et il voyait en esprit des champs de blé et d’avoine, tumultueux d’opulence dans les chaudes journées du mois d’août.

Ce vieillard, né ici, y avait passé toute sa vie à compter les saisons et les espérances que chacune