Page:Rabbe - Album d’un pessimiste, I, 1836.djvu/166

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rations qui se rattachent à l’être matériel. Vivons tandis que nous vivons : c’est le cri des trois quarts de l’espèce mortelle.

Ainsi, peu à peu l’esprit se désaccoutume des nobles et religieuses méditations. L’imagination s’éteint avec les progrès de l’âge et de la vie tumultueuse et fausse du monde : l’âme perd son ressort, et par l’oubli d’elle-même, de son origine, de son avenir et de ses prérogatives, elle anticipe dans l’anéantissement affreux auquel elle finit par croire.

Tel n’est point mon sort, ô mon cher Alphonse, je n’ai pas le malheur de vivre dans cette indifférence de la brute, ni de jouir de cette tranquillité du néant. La plus belle moitié de ma vie s’est écoulée ; j’ai rêvé le bonheur et ne l’ai pas connu ; j’ai senti les traits poignans de l’infortune, j’ai vu ma florissante jeunesse succomber sous les atteintes de la maladie, j’ai gémi accablé des souffrances du corps et des peines de l’esprit ; maintenant que tous les prestiges rians de la vie ont disparu de la mienne, que je redemande en vain des illusions aux années qui s’envolent, maintenant les intérêts matériels de la vie ne peuvent pas repeupler la solitude de mon existence. Il me faut autre chose. Je me demande chaque jour ce que j’ai à faire de vivre encore pour ne trouver plus rien qui puisse valoir ce que j’ai épuisé durant la première moitié de mon âge, sans que