Page:Rabbe - Album d’un pessimiste, I, 1836.djvu/38

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justice, pervertit, aux yeux de l’infortuné, le spectacle entier de la création, en bannit la providence pour mettre à sa place je ne sais quel génie de malheur ou l’incompréhensible fatalité ; car l’idée monstrueuse d’un Arimane, gouvernant le monde, pèse et répugne moins à l’esprit humain, que cette série de contradictions et d’inconséquences dont les sophistes d’une classe particulière composent leur triviale divinité.

Quand l’homme en est arrivé là, quelque bonté native qu’il y eût en lui, il y a grandement à craindre qu’il ne se détériore et ne perde toutes ses vertus. Alors quitter la terre est un bien, un grand bien. Dès qu’un doute affreux commence à pénétrer dans une âme active, il faut être sûr qu’il n’en sortira pas avant de l’avoir rongée : et au lieu d’attendre lâchement le terme de cette désorganisation morale, ne vaut-il pas mieux se hâter de porter son doute au pied du trône de l’Éternel pour en obtenir la solution ? ne vaut-il pas mieux aller rendre à ce Dieu tout-puissant, dont le souffle nous créa, une âme sinon encore vierge, au moins encore ornée de quelques vertus et riche de quelques nobles illusions ?

L’avantage qu’il y a dans une mort précoce est une des idées qui ont le plus occupé ma vie. J’étais bien jeune encore, lorsqu’en lisant l’Histoire de Cléobis et Biton, les yeux mouillés de larmes, je