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Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome III (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/92

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ses grands chevaux parmi les guérets. Là rencontra une gaie bergère, laquelle, à l’ombre d’un buissonnet, ses brebiettes gardait, ensemble[1] un âne et quelque chèvre. Devisant avec elle, lui persuada monter derrière lui en croupe visiter son écurie, et là faire un tronçon de bonne chère à la rustique. Durant leur propos et demeure[2], le cheval s’adressa à l’âne et lui dit en l’oreille, car les bêtes parlèrent toute icelle année en divers lieux : « Pauvre et chétif baudet, j’ai de toi pitié et compassion. Tu travailles journellement beaucoup : je l’aperçois à l’usure de ton bas-cul. C’est bien fait, puisque Dieu t’a créé pour le service des humains. Tu es baudet de bien. Mais n’être autrement torchonné, étrillé, phaléré[3] et alimenté que je te vois, cela me semble un peu tyrannique et hors les mètes[4] de raison. Tu es tout hérissonné, tout hallebrené[5], tout lanterné[6], et ne manges ici que joncs, épines et durs chardons. C’est pourquoi je te semonds[7], baudet, ton petit pas avec moi venir et voir comment nous autres, que nature a produits pour la guerre, sommes traités et nourris. Ce ne sera sans toi ressentir de mon ordinaire.

— Vraiment, répondit l’âne, j’irai bien volontiers, monsieur le cheval.

— Il y a, dit le roussin[8], bien monsieur le roussin pour toi, baudet.

— Pardonnez-moi, répondit l’âne, monsieur le roussin ; ainsi sommes en notre langage incorrects et mal appris, nous autres villageois et rustiques. À propos, je vous obéirai volontiers et de loin vous suivrai, de peur des coups (j’en ai la peau toute contrepointée[9]) puisque vous plaît me faire tant de bien et d’honneur. »

« La bergère montée, l’âne suivait le cheval en ferme délibération de bien repaître advenants au logis. Le palefrenier l’aperçut et commanda aux garçons d’étable le traiter à la fourche et l’esréner[10] à coups de bâtons. L’âne, entendant ce propos, se recommanda au dieu Neptune et commençait à escamper[11] du lieu à grande erre[12], pensant en soi-même et syllogisant : « Il dit bien : aussi n’est-ce mon état de suivre les cours des gros seigneurs. Nature ne m’a produit que pour l’aide des pauvres gens. Ésope m’en avait bien averti par un sien apologue. Ça été outrecuidance à moi : remède n’y a que d’escamper d’ici,

  1. En même temps.
  2. Séjour.
  3. Orné de colliers, pomponné.
  4. Bornes.
  5. Morfondu.
  6. Vidé.
  7. T’avertis.
  8. Cheval de guerre.
  9. Piquée.
  10. Éreinter, briser les reins.
  11. Prendre l’escampette.
  12. Train.