Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome II (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/38

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qui habitent en l’île de Thasos, l’une des Cyclades, sont privés de cette commodité, on[1] pays desquels jamais personne ne songea. Aussi furent Cléon de Daulie, Thrasymèdes, et de notre temps le docte Villanovanus, Français, lesquels onques ne songèrent.

« Demain donc, sur l’heure que la joyeuse Aurore aux doigts rosats déchassera[2] les ténèbres nocturnes, adonnez-vous à songer profondément. Cependant dépouillez-vous de toute affection humaine, d’amour, de haine, d’espoir et de crainte. Car, comme jadis le grand vaticinateur Proteus, étant déguisé et transformé, en feu, en eau, en tigre, en dragon et autres masques étranges, ne prédisait les choses à venir, ains[3] pour les prédire, force était qu’il fût restitué en sa propre et naïve[4] forme, aussi ne peut l’homme recevoir divinité et art de vaticiner, sinon que la partie qui en lui plus est divine (c’est νοῦς et mens) soit coite, tranquille, paisible, non occupée ni distraite par passions et affections foraines[5].

— Je le veux, dit Panurge. Faudra-t-il peu ou beaucoup souper à ce soir ? Je ne le demande sans cause, car si bien et largement, je ne soupe, je ne dors rien qui vaille, la nuit ne fais que rêvasser, et autant songe creux que pour lors était mon ventre.

— Point souper, répondit Pantagruel, serait le meilleur, attendu votre bon en point et habitude.

« Amphiaraus, vaticinateur antique, voulait ceux qui par songes recevaient ses oracles rien tout celui jour ne manger et vin ne boire trois jours devant. Nous n’userons de tant extrême et rigoureuse diète. Bien crois-je l’homme replet de viandes et crapule[6] difficilement concevoir notice des choses spirituelles ; ne suis toutefois en l’opinion de ceux qui, après longs et obstinés jeûnes, cuident[7] plus avant entrer en contemplation des choses célestes.

« Souvenir assez vous peut comment Gargantua, mon père, lequel par honneur je nomme, nous a souvent dit les écrits de ces ermites jeûneurs autant être fades, jejunes[8] et de mauvaise salive comme étaient leurs corps, lorsqu’ils composaient, et difficile chose être, bons et sereins rester les esprits, étant le corps en inanition, vu que les philosophes et médecins affirment les esprits animaux sourdre, naître et pratiquer[9] par le sang artériel, purifié et afîiné à perfection dedans le rets admirable qui gît sous les ventricules du cerveau. Nous baillant exem-

  1. Au.
  2. Chassera.
  3. Mais.
  4. Naturelle.
  5. Étrangères.
  6. Boisson.
  7. Croient.
  8. À jeun.
  9. Exercer.