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Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/112

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que toute cette bande des ennemis furent en grand horreur noyés, exceptés aucuns qui avaient pris le chemin vers les coteaux à gauche.

Gargantua, venu à l’endroit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon que dedans le château était quelque reste des ennemis ; pour laquelle chose savoir Gargantua s’écria tant qu’il put : « Êtes-vous là, ou n’y êtes pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus ; si n’y êtes, je n’ai que dire. » Mais un ribaud[1] canonnier, qui était au machicoulis, lui tira un coup de canon et l’atteint par la temple[2] dextre furieusement ; toutefois ne lui fit pour ce mal en plus que s’il lui eût jeté une prune : « Qu’est-ce là, dit Gargantua ; nous jetez-vous ici des grains de raisins ? La vendange vous coûtera cher ! » pensant de vrai que le boulet fut un grain de raisin. Ceux qui étaient dedans le château, amusés à la pille[3], entendants le bruit, coururent aux tours et forteresses, et lui tirèrent plus de neuf mille vingt et cinq coups de fauconneaux et arquebuses, visants tous à sa tête, et si menu tiraient contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches ici m’aveuglent ; baillez moi quelque rameau de ces saules pour les chasser, » pensant, des plombées[4] et pierres d’artillerie, que fussent mouches bovines. Ponocrates l’avisa que n’étaient autres mouches que les coups d’artillerie que l’on tirait du château. Alors choqua de son grand arbre contre le château, et à grands coups abattit et tours et forteresses, et ruina tout par terre. Par ce moyen furent tous rompus et mis en pièces ceux qui étaient en icelui.

De là partants, arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en telle foule qu’ils avaient engorgé le cours du moulin, et c’étaient ceux qui étaient péris au déluge urinal de la jument. Là furent en pensement[5] comment ils pourraient passer, vu l’empêchement de ces cadavres. Mais Gymnaste dit : « Si les diables y ont passé, j’y passerai fort bien.

— Les diables, dit Eudémon, y ont passé pour en emporter les âmes damnées.

— Saint Treignan, dit Ponocrates, par donc conséquence nécessaire, il y passera.

— Voire, voire, dit Gymnaste, ou je demeurerai en chemin. »

Et donnant des éperons à son cheval, passa franchement outre, sans que jamais son cheval eût frayeur des corps morts, car il l’avait accoutumé, selon la doctrine d’Elian, à ne craindre les

  1. Vaurien.
  2. Tempe.
  3. Au pillage.
  4. Balles de plomb.
  5. Réflexion.