Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/152

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Au regard des hommes, c’était la grande pitié. Vous les eussiez vus tirants la langue comme lévriers qui ont couru six heures. Plusieurs se jetaient dedans les puits : autres se mettaient au ventre d’une vache pour être à l’ombre, et les appelle Homère Alibantes.

Toute la contrée était à l’ancre. C’était pitoyable cas de voir le travail des humains pour se garantir de cette horrifique altération, car il avait prou[1] affaire de sauver l’eau bénite par les églises, à ce que ne fût déconfite ; mais l’on y donna tel ordre, par le conseil de messieurs les cardinaux et du saint Père, que nul n’en osait prendre qu’une venue. Encore, quand quelqu’un entrait en l’église, vous en eussiez vu à[2] vingtaines de pauvres altérés qui venaient au derrière de celui qui la distribuait à quelqu’un, la gueule ouverte pour en avoir quelque gouttelette, comme le mauvais riche, afin que rien ne se perdit. Ô que bienheureux fut en icelle année celui qui eut cave fraîche et bien garnie !

Le philosophe raconte, en mouvant la question par quoi c’est que l’eau de la mer est salée, qu’au temps que Phébus bailla le gouvernement de son chariot lucifique[3] à son fils Phaéton, ledit Phaéton, mal appris en l’art et ne sachant ensuivre la ligne écliptique[4] entre les deux tropiques de la sphère du soleil, varia de son chemin, et tant approcha de terre qu’il mit à sec toutes les contrées subjacentes, brûlant une grande partie du ciel que les philosophes appellent via lactea, et les lifrelofres[5] nomment le chemin saint Jacques, combien que les plus huppés poètes disent être la part où tomba le lait de Junon, lorsqu’elle allaita Hercule. Adonc la terre fut tant échauffée qu’il lui vint une sueur énorme, dont elle sua toute la mer, qui par ce est salée, car toute sueur est salée, ce que vous direz être vrai, si vous voulez tâter[6] de la vôtre propre, ou bien de celle des vérolés quand on les fait suer, ce m’est tout un.

Quasi pareil cas arriva en cette dite année, car un jour de vendredi, que tout le monde s’était mis en dévotion, et faisait une belle procession, avec force litanies et beaux préchants[7], suppliants à Dieu omnipotent les vouloir regarder de son œil de clémence en tel déconfort, visiblement furent vues de terre sortir grosses gouttes d’eau, comme quand quelque personne sue copieusement, et le pauvre peuple commença à s’éjouir

  1. Fort.
  2. Par.
  3. Qui produit de la lumière.
  4. L’orbite.
  5. Bons buveurs.
  6. Goûter.
  7. Préludes.