Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/156

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pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils. D’un côté et d’autre, il avait arguments sophistiques qui le suffoquaient, car il les faisait très bien in modo et figura, mais il ne les pouvait souldre[1], et par ce moyen, demeurait empêtré comme la souris empeigée[2], ou un milan pris au lacet.

« Pleurerai-je ? disait-il. Oui, car pourquoi ? Ma tant bonne femme est morte, qui était la plus ceci, la plus cela qui fût au monde. Jamais je ne la verrai, jamais je n’en recouvrerai une telle : ce m’est une perte inestimable. Ô mon Dieu ! que t’avais-je fait pour ainsi me punir ? Que n’envoyas-tu la mort à moi premier qu’à elle ? car vivre sans elle ne m’est que languir. Ha ! Badebec, ma mignonne, m’amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées)[3], ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai. Ha ! pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha ! fausse[4] mort, tant tu m’es malévole, tant tu m’es outrageuse, de me tollir[5] celle à laquelle immortalité appartenait de droit. »

Et, ce disant, pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. « Ho ! mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli ! et tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné un si beau fils, tant joyeux, tant riant, tant joli. Ho, ho, ho, ho ! que je suis aise ! buvons. Ho ! laissons toute mélancolie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute[6] la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent, tiens ma robe que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. »

Ce disant, ouït la litanie et les mémentos des prêtres qui portaient sa femme en terre, dont laissa son bon propos et tout soudain fut ravi ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, faut-il que je me contriste encore ? Cela me fâche, je ne suis plus jeune, je deviens vieux, le temps est dangereux, je pourrai prendre quelque fièvre : me voilà affolé. Foi de gentilhomme, il vaut mieux pleurer moins et boire davantage. Ma femme est morte, et bien, par Dieu (da jurandi), je ne la ressusciterai pas par mes pleurs. Elle est bien ; elle est en paradis pour le moins, si mieux n’est. Elle prie Dieu pour nous ; elle est bien heureuse ;

  1. Résoudre.
  2. Engluée
  3. Setiers.
  4. Trompeuse.
  5. Enlever.
  6. Mets.