Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/33

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veilleux y apparait à chaque pas. À l’exemple des anciens dont il est le disciple, il divinise les forces naturelles, la santé, l’équilibre du corps et de l’âme, l’énergie de l’action, la capacité illimitée du boire et du manger, sans séparer ce qui est noble de ce qui est bas, ce qui est l’esprit de ce qui est l’ordure, pas plus que ne le fait la nature, ignorante de toute fausse pudeur. Créateur de mythes, il met sur pied des héros démesurés, fantastiques, nourris d’un vague idéal de justice et de bonté, de force surnaturelle et bienfaisante, comme les personnages de la Légende des siècles. Il détruit des géants et des monstres. Il élève les murs de Thélème contre les hypocrites, cagots, sorbonnâtres, précepteurs scolastiques.

Et tout autant que l’idée, la poésie transfigure l’expression de Rabelais. Il a le don de penser par images : son style est en comparaisons, en peintures. Un seul chapitre de Gargantua, a-t-on dit, contient plus de métaphores que tout un recueil de Marot ou l’œuvre entière de Jean Bouchet, et toutes ces images, surprenantes de justesse et d’originalité, ont à leur service la plus incroyable fécondité verbale, un vocabulaire d’une richesse inouïe. Tout y entre, latin, grec, hébreu, italien, espagnol, écossais, anglais, patois locaux, nomenclature des sciences, termes de métiers. Il appelle même l’argot et le vieux fonds gaulois du moyen âge à son secours. Quand les mots lui manquent, il en forge de nouveaux, et ces derniers venus sont si bien frappés, si caractéristiques, qu’ils entrent tout vifs dans la langue française.

C’est tout cela qui fait l’immortalité de l’œuvre. Humeur gauloise, gaîté inépuisable, observation profonde du cœur humain, réalisme admirable, richesse incomparable de l’expression, toutes ces qualités, dont une seule suffirait à faire la gloire d’un auteur, sont réunies dans le roman rabelaisien. Certes, plus d’un trait s’est émoussé, plus d’un bon mot a vieilli. Ce qui fit le charme de plusieurs générations nous laisse parfois indifférents. Mais notre admiration n’en est pas amoindrie. Comme tous les chefs-d’œuvre, le livre de Rabelais continue à vivre de sa vie propre ; il nous appa-