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MÉMOIRES SUR LA VIE DE JEAN RACINE.


chez un greffier la grasse matinée, il se livra tout entier à son génie, qui l’emportait vers la poésie ; et lorsqu’on lui représenta que s’il s’attachait à la satire, il se ferait des ennemis qui auraient toujours les yeux sur lui, et ne chercheraient qu’à le décrier : « Eh bien ! répondit-il, je serai honnête homme, et je ne les craindrai point. »

Il prit d’abord Juvénal pour son modèle, persuadé que notre langue était plus propre à imiter la force de ce style que l’élégante simplicité du style d’Horace. Il changea bientôt de sentiment. Sa première satire fut celle-ci : Damon, ce grand auteur, etc. Il la fit tout entière dans le goût de Juvénal ; et pour en imiter le ton de déclamation, il la finissait par la description des embarras de Paris. Il s’aperçut que la pièce était trop longue, et devenait languissante ; il en retrancha cette description, dont il fit une satire à part. Son second ouvrage fut la satire qui est aujourd’hui la septième dans le recueil de ses œuvres : Muse, changeons de style, etc. Après celle-ci il en adressa une à Molière, et fit son Discours au Roi. Ensuite il entreprit la satire du festin 1[1] et celle sur la noblesse, travaillant à toutes les deux en même temps, et imitant Juvénal dans l’une et Horace dans l’autre. Ses ennemis débitèrent que dans la satire sur la noblesse, il avait eu dessein de railler M. de Dangeau. Il n’en eut jamais la pensée. Il l’adressait d’abord à M. de la Rochefoucauld ; mais trouvant que ce nom, qui devait revenir plusieurs fois, n’avait pas de grâce en vers, il prit le parti d’adresser l’ouvrage à M. de Dangeau, le seul homme de la cour, avec M. de la Rochefoucauld, qu’il connût alors.

1 La satire du festin eut pour fondement un repas qu’on lui donna à Château-Thierry, où il était allé se promener avec la Fontaine, qui ne fut pas du repas, pendant lequel le lieutenant général de la ville lâcha ces phrases : « Pour moi, j’aime le beau français… Le Corneille est quelquefois joli. » Ces deux phrases donnèrent au poëte, mécontent peut-être de la chère, l’idée de la description d’un repas également ennuyeux par l’ordonnance et par la conversation des convives. Il composa ensuite la satire à M. le Vayer, et celle qu’il adresse à son esprit. Celle-ci fut très-mal reçue lorsqu’il en fit les premières lectures. Il la lut chez M. de Brancas, en présence de madame Scarron, depuis madame de Maintenon, et de madame de la Sablière. La pièce fut si peu goûtée qu’il n’eut pas le courage d’en finir la lecture. Pour se consoler de cette disgrâce, il fit la satire sur l’homme, qui eut autant de succès que l’autre en avait eu peu.

Comme il ne voulait pas faire imprimer ses satires, tout le monde le recherchait pour les lui entendre réciter. Un autre talent que celui de faire des vers le faisait encore rechercher : il savait contrefaire ceux qu’il voyait, jusqu’à rendre parfaitement leur démarche, leurs gestes et leur ton de voix. Il m’a raconté qu’ayant entrepris de contrefaire un homme qui venait d’exécuter une danse fort difficile, il exécuta avec la même justesse la même danse, quoiqu’il n’eût jamais appris à danser. Il amusa un jour le roi, en contrefaisant devant lui tous les comédiens. Le roi voulut qu’il contrefit aussi Molière, qui était présent, et demanda ensuite à Molière s’il s’était reconnu. « Nous ne pouvons, » répondit Molière, juger de notre ressemblance ; mais la « mienne est parfaite, s’il m’a aussi bien imité qu’il a imité les autres. » Quoique ce talent, qui le faisait rechercher dans les parties de plaisir, lui procurât des connaissances agréables pour un jeune homme, il m’a avoué qu’enfin il en


eut honte, et qu’ayant fait réflexion que c’était faire un personnage de baladin, il y renonça, et n’alla plus aux repas où on ne l’invitait que pour réciter ses ouvrages, qui le rendirent bientôt très-fameux.

Il se fit un devoir de n’y nommer personne, même dans les traits de raillerie qui avaient pour fondement des faits très-connus. Son Alidor, qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde, était si connu alors, qu’au lieu de dire la maison de l’Institution, on disait souvent par plaisanterie la maison de la Restitution. Il ne nommait pas d’abord Chapelain : il avait mis Patelin ; et ce fut la seule chose qui fâcha Chapelain. Pourquoi, disait-il, défigurer mon nom ? Chapelain était fort bon homme, et content du bien que le satirique disait de ses mœurs, lui pardonnait le mal qu’il disait de ses vers. Gilles Boileau, ami de Chapelain et de Cotin, ne fut pas si doux : il traita avec beaucoup de hauteur son cadet, lui disant qu’il était bien hardi d’oser attaquer ses amis. Cette réprimande ne fit qu’animer davantage Despréaux contre ces deux poètes. Ce Gilles Boileau, de l’Académie française, avait aussi, comme l’on sait, du talent pour les vers. Tous ses frères avaient de l’esprit. L’abbé Boileau, depuis docteur de Sorbonne, s’est fait connaître par des ouvrages remarquables par les sujets et par le style. M. Pui-Morin, qui fut contrôleur des Menus, était très-aimable dans la société ; mais l’amour du plaisir le détourna de toute étude. Ce fut lui qui étant invité à un grand repas par deux juifs fort riches, alla à midi chercher son frère Despréaux, et le pria de l’accompagner, l’assurant que ces messieurs seraient charmés de le connaître. Despréaux, qui avait quelques affaires, lui répondit qu’il n’était pas en humeur de s’aller réjouir. Pui-Morin le pressa avec tant de vivacité, que son frère perdant patience, lui dit d’un ton de colère : « Je ne veux point aller manger chez des coquins qui ont crucifié Notre-Seigneur. » — Ah ! mon frère, s’écria Pui-Morin en « frappant du pied contre terre, pourquoi m’en faites-vous n souvenir lorsque le dîner est prêt, et que ces pauvres « gens m’attendent. 1 » Il s’avisa un jour, devant Chapelain, de parler mal de la Pucelle : « C’est bien à vous à en juger, « lui dit Chapelain, vous qui ne savez pas lire. » Pui-Morin lui répondit : « Je ne sais que trop lire, depuis que vous faites imprimer, » et fut si content de sa réponse, qu’il voulut la mettre en vers. Mais comme il ne put en venir à bout, il eut recours à son frère et à mon père, qui tournèrent ainsi cette réponse en épigramme :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer ?
Hélas ! pour mes péchés, je n’ai su que trop lire
Depuis que tu fais imprimer.

Mon père représenta que le premier hémistiche du second vers rimant avec le vers précédent et avec l’avant-dernier vers, il vaudrait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : « Elle est, lui dit-il, la plus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ; c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art. »

Molière était alors de leur société, dont étaient encore la Fontaine et Chapelle ; et tous faisaient de continuelles réprimandes à Chapelle sur sa passion pour le vin. Boileau le rencontrant un jour dans la rue, lui en voulut parler. Chapelle lui répondit— : « J’ai résolu de m’en corriger ; je sens la vérité de vos raisons : pour achever de me persuader, « entrons ici ; vous me parlerez plus à votre aise. » Il le fit entrer dans un cabaret, et demanda une bouteille, qui fut suivie d’une autre. Boileau, en s’animant dans son discours

  1. 2 Boileau, qui avait quelques obligations à Brossette, à cause d’une rente à Lyon qu’il lui faisait payer, lui donnait quelques éclaircissements sur ses ouvrages, quand il les lui demandait ; mais Brossette n’ayant pas vécu avec lui familièrement, n’a pas été instruit de tout, et son commentaire, où il y a de bonnes choses, est fort imparfait. (L. R.)