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MÉMOIRES SUR LA VIE DE JEAN RACINE.


contre la passion du vin, buvait avec lui jusqu’à ce qu’enfin le prédicateur et le nouveau converti s’enivrèrent.

Je reviens à l’histoire des tragédies de mon père, qui après avoir achevé celle d’Alexandre, la voulut montrer à Corneille, pour recevoir les avis du maître du théâtre. M. de Valincour rapporte ce soit dans sa lettre à M. l’abbé d’Olivet, et m’a assuré qu’il le tenait de mon père même. Corneille, après avoir entendu la lecture de la pièce, dit à l’auteur qu’il avait un grand talent pour la poésie, mais qu’il n’en avait point pour la tragédie ; et il lui conseilla de s’appliquer à un autre genre. Ce jugement, très-sincère sans doute, fait voir qu’on peut avoir de grands talents, et être un mauvais juge des talents.

Il y avait alors deux troupes de comédiens ; celle de Molière et celle de l’hôtel de Bourgogne[1]. V Alexandre fut joué d’abord par la troupe de Molière ; mais l’auteur, mécontent des acteurs, leur retira sa pièce, et la donna aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne : il fut cause en même temps que la meilleure actrice de Molière le quitta pour passer sur le théâtre de Bourgogne ; ce qui mortifia Molière, et causa entre eux deux un refroidissement qui dura toujours, quoiqu’ils se rendissent mutuellement justice sur leurs ouvrages. On verra bientôt de quelle manière Molière parla de la comédie des Plaideurs ; et le lendemain de la première représentation. du Misanthrope, qui fut très-malheureuse, un homme qui crut faire plaisir à mon père, courut lui annoncer cette nouvelle, en lui disant : « La pièce est tombée : rien n’est si froid : vous pouvez m’en croire ; j’y étais. — Vous y étiez, reprit mon père, et je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce. Retournez-y, et examinez-la mieux. »

Alexandre eut beaucoup de partisans et de censeurs, puisque Boileau, qui composa cette même année 1665 sa troisième satire, y fait dire à son campagnard :

Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre.

La lecture de cette tragédie fit écrire à Saint-Évremond « que la vieillesse de Corneille ne l’alarmait plus, et qu’il « n’avait plus à craindre de voir finir avec lui la tragédie : » et cet aveu de Saint-Évremond dut consoler le poète de la critique que le même écrivain, dont les jugements avaient alors un grand crédit, fit de cette même tragédie. Il est vrai qu’elle avait plusieurs défauts, et que le jeune auteur s’y livrait encore à sa prodigieuse facilité de rimer. Boileau sut la modérer par ses conseils, et s’est toujours vanté de lui avoir appris à rimer difficilement[2].


Ce fut enfin l’année suivante que les satires de Boileau parurent imprimées. On lit dans le Bolœana par quelle raison on fut près de révoquer le privilège, que le libraire avait obtenu par adresse, et l’indifférence de Boileau sur cet événement. Jamais poète n’eut tant de répugnance à donner ses ouvrages au public. Il s’y vit forcé, lorsqu’on lui en montra une édition faite furtivement, et remplie de fautes. À cette vue, il consentit à remettre son manuscrit, et ne voulut recevoir aucun profit du libraire. Il donna en 1674, avec la même générosité, ses Épitres, son Art poétique, le Lutrin et le Traité du sublime. Quoique fort économe de son revenu, il était plein de noblesse dans les sentiments : il m’a assuré que jamais libraire ne lui avait payé un seul de ses ouvrages ; ce qui l’avait rendu hardi à railler dans son Art poétique, chant IV, les auteurs qui mettent leur Apollon aux gages d’un libraire, et qu’il n’avait fait les deux vers qui précèdent,

Je sais qu’un noble esprit peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime,


que pour consoler mon père, qui avait retiré quelque profit de l’impression de ses tragédies. Le profit qu’il en tira fut très-modique ; et il donna dans la suite Esther et Athalie au libraire, de la manière dont Boileau avait donné tous ses ouvrages.

Andromaque, qui parut en 1667, fit connaître que le jeune poète à qui Boileau avait appris à rimer difficilement avait en peu de temps fait de grands progrès. Mais je suis obligé d’interrompre l’histoire de ses tragédies pour raconter celle de deux ouvrages d’une nature bien différente.

Le public ne les attendait ni d’un jeune homme occupé de tragédies, ni d’un élève de Port-Royal. La vivacité du poète, qui se crut offensé dans son talent, ce qu’il avait de plus cher, lui fit oublier ce qu’il devait à ses premiers maîtres, et l’engagea à entrer, sans réflexion, dans une querelle qui ne le regardait pas.

Desmarets de Saint-Sorlin, que le mauvais succès de son Clovis avait rebuté, las d’être poète, voulut être prophète, et prétendit avoir la clef de l’Apocalypse. Il annonça une armée de cent quarante-quatre mille victimes, qui rétablirait, sous la conduite du roi, la vraie religion. Par tous les termes mystiques qu’inventait son imagination échauffée, il en avait déjà échauffé plusieurs autres. Il eut l’honneur d’être foudroyé par M. Nicole, qui écrivit contre lui les lettres qu’il intitula Visionnaires, parce qu’il les écrivait contre un grand visionnaire, auteur de la comédie des Visionnaires. Il fit remarquer, dans la première de ces lettres, que ce prétendu illuminé ne s’était d’abord fait connaître dans le monde que par des romans et des comédies : « qualités, ajoute-t-il, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, et qui sont horribles, considérées suivant les principes de la religion chrétienne. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes. Il se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet, ou qu’il a pu causer. »

Mon père, à qui sa conscience reprochait des occupations qu’on regardait à Port-Royal comme très-criminelles, se persuada que ces paroles n’avaient été écrites que contre lui, et qu’il était celui qu’on appelait un empoisonneur public. Il se croyait d’autant mieux fondé dans cette persuasion, qu’à cause de sa liaison avec les comédiens il avait été comme

  1. C’est ainsi que cette pièce, dans sa naissance, fut jouée par les deux troupes ; mais dans l’Histoire du Théâtre-Français, tome IX, il est dit qu’elle fut jouée le même jour sur les deux théâtres : ce qui n’est pas vraisemblable. (L. R.) L’assertion de Louis Racine est détruite par la gazette en vers de Robinet, qui écrivait jour par jour tout ce qui arrivait de curieux à Paris. Ce gazetier parle du succès de la pièce, et dit expressément que Racine produisit en même temps l’Alexandre sur les deux théâtres français. Ce genre de succès est unique ; mais Racine le paya trop cher, puisqu’il lui fit perdre l’affection de Molière. (A. M.)
  2. Il me souvient, dit l’abbé Dubos, de ce que dit M. Despréaux à M. Racine concernant la facilité de faire des vers. Ce dernier venait de donner sa tragédie d’Alexandre lorsqu’il se lia d’amitié avec l’auteur de l’Art poétique. Racine lui dit, en parlant de son travail, qu’il avait une facilité surprenante à faire ses vers. « Je veux, répondit Despréaux, vous apprendre à faire des vers avec peine, et vous avez assez de talent pour le savoir bientôt. » Racine disait que Despréaux lui avait tenu parole. M. Despréaux, dit le commentateur de Boileau, faisait ordinairement le second vers avant le premier ; c’est un des plus grands secrets de la poésie, pour donner aux vers beaucoup de sens et de force. Il conseilla à M. Racine de suivre cette méthode. Il disait à ce propos : « Je lui ai appris à rimer difficilement. » (A. M.).