Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/192

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Ne m’importune plus de tes raisons forcées :
Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir :
Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.
Car enfin qui m’arrête ? et quelle autre assurance
Demanderais-je encor de ton indifférence ?
L’ingrat est-il touché de mes empressements ?
L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t’assurent de ta grâce ;
Qu’engagée avec toi par de si forts liens,
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère ;
Il m’aime, tu le sais ; et malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier,
Et ta mort suffira pour me justifier.
N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même…
Bajazet, écoutez ; je sens que je vous aime :
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir :
Le chemin est encore ouvert au repentir.
Ne désespérez point une amante en furie.
S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.

BAJAZET.

Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains :
Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,
Vous rendra dans son cœur votre première place.

ROXANE.

Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,
D’une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse :
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J’affectais à tes yeux une fausse fierté :
De toi dépend ma joie et ma félicité :
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie !
Tu soupires enfin, et sembles te troubler :
Achève, parle.

BAJAZET.

Achève, parle. Ô ciel ! que ne puis-je parler !

ROXANE.

Quoi donc ! que dites-vous ? et que viens-je d’entendre ?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre ?
Quoi ! de vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?

BAJAZET.

Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir :
Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime ;
Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.

ROXANE.

Ah, c’en est trop enfin, tu seras satisfait.
Holà, gardes, qu’on vienne.


Scène II.

BAJAZET, ROXANE, ACOMAT.
ROXANE.

Holà, gardes, qu’on vienne. Acomat, c’en est fait.
Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.
Du sultan Amurat je reconnais l’empire :
Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.


Scène III.

BAJAZET, ACOMAT.
ACOMAT.

Seigneur, qu’ai-je entendu ? quelle surprise extrême !
Qu’allez-vous devenir ? que deviens-je moi-même ?
D’où naît ce changement ? qui dois-je en accuser ?
Ô ciel !

BAJAZET.

Ô ciel ! Il ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée, et court à la vengeance :
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti ;
Et sans compter sur moi, prenez votre parti.

ACOMAT.

Quoi !

BAJAZET.

Quoi ! Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ;
Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.
Mais, c’en est fait, vous dis-je ; il n’y faut plus penser.

ACOMAT.

Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible ?
Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?

BAJAZET.

Elle veut, Acomat, que je l’épouse !

ACOMAT.

Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! Eh bien !
L’usage des sultans à ses vœux est contraire ;
Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère
Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
La plus sainte des lois, ah ! c’est de vous sauver,
Et d’arracher, seigneur, d’une mort manifeste
Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste !

BAJAZET.

Ce reste malheureux serait trop acheté,
S’il faut le conserver par une lâcheté.

ACOMAT.

Et pourquoi vous en faire une image si noire ?