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Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé,
Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.

NÉRON.

À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
Que d’importunités !

NARCISSE.

Que d’importunités ! Quoi donc ! qui vous arrête,
Seigneur ?

NÉRON.

Seigneur ? Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse ;
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce
Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force !
Le ciel même en secret semble la condamner :
Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner ;
Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche ;
L’empire vainement demande un héritier.

NARCISSE.

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?
L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ;
Par un double divorce ils s’unirent tous deux ;
Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici, contraire à vos désirs,
N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.

NÉRON.

Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l’imagine
Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé ;
Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

NARCISSE.

N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ?
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle.
Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ;
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

NÉRON.

Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ;
Je m’excite contre elle, et tâche à la braver ;
Mais, je t’expose ici mon âme toute nue,
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je l’offense,
Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis,
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arrête trop : retire-toi, Narcisse ;
Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.

NARCISSE.

Non, non ; Britannicus s’abandonne à ma foi :
Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi,
Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient, surtout, de revoir ses amours,
Il attend de mes soins ce fidèle secours.

NÉRON.

J’y consens ; porte-lui cette douce nouvelle :
Il la verra.

NARCISSE.

Il la verra. Seigneur, bannissez-le loin d’elle.

NÉRON.

J’ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème ;
Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici.
Va retrouver ton maître, et l’amener ici.


Scène III.

NÉRON, JUNIE.
NÉRON.

Vous vous troublez, madame, et changez de visage !
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?

JUNIE.

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

NÉRON.

Je le sais bien, madame, et n’ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

JUNIE.

Vous, seigneur ?

NÉRON.

Vous, seigneur ? Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux
Seule pour vous connaître, Octavie ait des yeux ?

JUNIE.

Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ?
À qui demanderais-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas :
De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats.