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Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

BÉRÉNICE.

Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée,
Il fût quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage ;
J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.
Je n’en ai point troublé le cours injurieux ;
Je fais plus, à regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie ;
Avec tout l’univers j’honorais vos vertus ;
Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D’entretenir Titus dans un autre lui-même…

ANTIOCHUS.

Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.
Je fuis Titus, je fuis ce nom qui m’inquiète,
Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète :
Que vous dirai-je enfin ? je fuis des yeux distraits,
Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
Remplisse l’univers du bruit de mon malheur :
Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore
Vous fera souvenir que je vivais encore.
Adieu.


Scène V.

BÉRÉNICE, PHÉNICE.
PHÉNICE.

Adieu. Que je le plains ! Tant de fidélité,
Madame, méritait plus de prospérité.
Ne le plaignez-vous pas ?

BÉRÉNICE.

Ne le plaignez-vous pas ? Cette prompte retraite
Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

PHÉNICE.

Je l’aurais retenu.

BÉRÉNICE.

Je l’aurais retenu. Qui ? moi, le retenir ?
J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

PHÉNICE.

Titus n’a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit, madame, avec des yeux jaloux ;
La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous :
L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine ;
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

BÉRÉNICE.

Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
Titus m’aime ; il peut tout ; il n’a plus qu’à parler,
Il verra le sénat m’apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner ses images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence…
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,
Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?
Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,
De son règne naissant consacre les prémices.
Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,
Au ciel, qui le protége, offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue,
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents
Inspirent des transports retenus si longtemps.




ACTE SECOND.





Scène première.

TITUS, PAULIN, suite.
TITUS.

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l’attends ?

PAULIN.

Sait-il que je l’attends ? J’ai couru chez la reine :
Dans son appartement ce prince avait paru ;
Il en était sorti lorsque j’y suis couru.
De vos ordres, seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

TITUS.

Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

PAULIN.

La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
Charge le ciel de vœux pour vos prospérités.
Elle sortait, Seigneur.