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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/171

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De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.
J’ai fait plus, je n’ai rien de secret à tes yeux,
J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux
D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,
D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,
Et soulevant encor le reste des humains,
Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.
J’ai même souhaité la place de mon père ;
Moi, Paulin, qui, cent fois, si le sort moins sévère
Eût voulu de sa vie étendre les liens,
Aurais donné mes jours pour prolonger les siens :
Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)
Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,
De reconnaître un jour son amour et sa foi,
Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes,
Après mille serments appuyés de mes larmes,
Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,
Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos destinées,
Peut payer en un jour les vœux de cinq années,
Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ?

PAULIN.

Quoi, seigneur ?

TITUS.

Quoi, seigneur ? Pour jamais je vais m’en séparer.
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre :
Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,
Je voulais que ton zèle achevât en secret
De confondre un amour qui se tait à regret.
Bérénice a longtemps balancé la victoire ;
Et, si je penche enfin du côté de ma gloire,
Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,
Des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour.
J’aimais, je soupirais dans une paix profonde :
Un autre était chargé de l’empire du monde.
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
De mon aimable erreur je fus désabusé :
Je sentis le fardeau qui m’était imposé ;
Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime,
Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l’univers le reste de mes jours.
Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle :
Quelle honte pour moi, quel présage pour elle,
Si, dès le premier pas, renversant tous ses droits,
Je fondais mon bonheur sur le débris des lois !
Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,
J’y voulus préparer la triste Bérénice ;
Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours
J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,
Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur
Lui feraient pressentir notre commun malheur ;
Mais, sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,
Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,
Et ne prévoit rien moins, dans cette obscurité,
Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité.
Enfin, j’ai ce matin rappelé ma constance :
Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
J’attends Antiochus pour lui recommander
Ce dépôt précieux que je ne puis garder :
Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.
Demain Rome avec lui verra partir la reine.
Elle en sera bientôt instruite par ma voix ;
Et je vais lui parler pour la dernière fois.

PAULIN.

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire
Qui partout après vous attacha la victoire.
La Judée asservie, et ses remparts fumants,
De cette noble ardeur éternels monuments,
Me répondaient assez que votre grand courage
Ne voudrait pas, seigneur, détruire son ouvrage,
Et qu’un héros vainqueur de tant de nations
Saurait bien tôt ou tard vaincre ses passions.

TITUS.

Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,
S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !
Que dis-je ? cette ardeur que j’ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.
Tu ne l’ignores pas : toujours la renommée
Avec le même éclat n’a pas semé mon nom ;
Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron,
S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,
Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur !
Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes :
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux :
J’entrepris le bonheur de mille malheureux :
On vit de toutes parts mes bontés se répandre :
Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre,
Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,
Je lui dirai : Partez, et ne me voyez plus.

PAULIN.

Eh quoi, seigneur ! eh quoi ! cette magnificence
Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,
Tant d’honneurs dont l’excès a surpris le sénat,