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Vous ai-je, pour un mot, sacrifié mes pleurs !
Vous regrettez un père : hélas ! faibles douleurs !
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
On voulait m’arracher de tout ce que j’adore ;
Moi dont vous connaissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
Moi qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire
De vous…

TITUS.

De vous… Madame, hélas ! que me venez-vous dire ?
Quel temps choisissez-vous ? Ah ! de grâce, arrêtez :
C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

BÉRÉNICE.

Pour un ingrat, seigneur ! et le pouvez-vous être ?
Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

TITUS.

Non, madame : jamais, puisqu’il faut vous parler,
Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler…
Mais…

BÉRÉNICE.

Mais… Achevez.

TITUS.

Mais… Achevez. Hélas !

BÉRÉNICE.

Mais… Achevez. Hélas ! Parlez.

TITUS.

Mais… Achevez. Hélas ! Parlez. Rome… l’empire…

BÉRÉNICE.

Eh bien ?

TITUS.

Eh bien ? Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire.


Scène V.

BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.

Quoi ! me quitter sitôt ! et ne me dire rien !
Chère Phénice, hélas ! quel funeste entretien !
Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

PHÉNICE.

Comme vous, je me perds d’autant plus que j’y pense.
Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir
Qui contre vous, madame, ait pu le prévenir ?
Voyez, examinez.

BÉRÉNICE.

Voyez, examinez. Hélas ! tu peux m’en croire :
Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis jusqu’à ce triste jour,
Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.
Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire :
Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?
Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur…
N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.
Hélas ! s’il était vrai… Mais non, il a cent fois
Rassuré mon amour contre leurs dures lois ;
Cent fois… Ah ! qu’il m’explique un silence si rude :
Je ne respire pas dans cette incertitude.
Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser
Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser !
Retournons sur ses pas. Mais, quand je m’examine,
Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,
Phénice : il aura su tout ce qui s’est passé ;
L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.
Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.
Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer
N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.
Je ne te vante point cette faible victoire,
Titus : ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire,
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi ;
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,
Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme !
C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,
Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux.
Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire ;
Je me comptais trop tôt au rang des malheureux :
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.




ACTE TROISIÈME.





Scène première.

TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
TITUS.

Quoi ! prince, vous partiez ! Quelle raison subite
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?
Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?
Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?
Que diront, avec moi, la cour, Rome, l’empire ?
Mais comme votre ami, que ne puis-je point dire ?
De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix
Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?
Mon cœur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père :
C’était le seul présent que je pouvais vous faire ;
Et lorsque avec mon cœur ma main peut s’épancher,
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher !
Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée
Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée,
Et que tous mes amis s’y présentent de loin
Comme autant d’inconnus dont je n’ai plus besoin ?