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Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ;
L’autre, avec des yeux secs, et presque indifférents,
Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.
Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire.
Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus
Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;
Qu’elle n’approche point de cet effort insigne :
Mais, madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité,
Qui, sans de grands efforts, ne puisse être imité ?

BÉRÉNICE.

Non, je crois tout facile à votre barbarie :
Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici :
Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée,
D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?
J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N’attendez pas ici que j’éclate en injures,
Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ;
Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs,
Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice,
Si, devant que mourir, la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.
Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée ;
Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang qu’en ce palais je veux même verser,
Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser :
Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.


Scène VI.

TITUS, PAULIN.
PAULIN.

Adieu. Dans quel dessein vient-elle de sortir,
Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

TITUS.

Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre :
La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
Courons à son secours.

PAULIN.

Courons à son secours. Eh quoi ! n’avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?
Ses femmes, à toute heure autour d’elle empressées,
Sauront la détourner de ces tristes pensées ;
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur ; continuez, la victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre,
Moi-même, en la voyant, je n’ai pu m’en défendre.
Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur,
Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
Quels applaudissements l’univers vous prépare,
Quel rang dans l’avenir…

TITUS.

Quel rang dans l’avenir… Non, je suis un barbare ;
Moi-même je me hais. Néron, tant détesté,
N’a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

PAULIN.

Quoi ! seigneur…

TITUS.

Quoi ! seigneur… Je ne sais, Paulin, ce que je dis :
L’excès de la douleur accable mes esprits.

PAULIN.

Ne troublez point le cours de votre renommée :
Déjà de vos adieux la nouvelle est semée ;
Rome, qui gémissait, triomphe avec raison ;
Tous les temples ouverts fument en votre nom ;
Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues,
Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS.

Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur ? pourquoi suis-je amoureux ?


Scène VII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.
ANTIOCHUS.

Qu’avez-vous fait, seigneur ? l’aimable Bérénice
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ;
Elle implore à grands cris le fer et le poison.
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie :
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.
Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

TITUS.

Dites un mot. Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?
Moi-même, en ce moment, sais-je si je respire ?


Scène VIII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE, RUTILE.
RUTILE.

Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat,
Viennent vous demander au nom de tout l’État.