Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/183

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J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée :
Le sénat m’a parlé ; mais mon âme accablée
Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,
Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.
Rome de votre sort est encore incertaine :
Moi-même à tous moments je me souviens à peine
Si je suis empereur, ou si je suis Romain.
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
Mon amour m’entraînait ; et je venais peut-être
Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître.
Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ;
Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux :
C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
À son dernier excès est enfin parvenue :
Je ressens tous les maux que je puis ressentir ;
Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.
Ne vous attendez point que, las de tant d’alarmes,
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes :
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L’empire incompatible avec votre hyménée,
Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, madame ; et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite :
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie,
Il est, vous le savez, une plus noble voie ;
Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin,
Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
Ils ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s’attachait à les persécuter,
Comme un ordre secret de n’y plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
Si toujours à mourir je vous vois résolue,
S’il faut qu’à tout moment je tremble pour vos jours,
Si vous ne me jurez d’en respecter le cours,
Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre ;
En l’état où je suis je puis tout entreprendre :
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

BÉRÉNICE.

Hélas !

TITUS.

Hélas ! Non, il n’est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
Songez-y bien, madame : et si je vous suis cher…


Scène VII.

TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.
TITUS.

Venez, prince, venez ; je vous ai fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma faiblesse ;
Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.
Jugez-nous.

ANTIOCHUS.

Jugez-nous. Je crois tout : je vous connais tous deux.
Mais connaissez vous-même un prince malheureux.
Vous m’avez honoré, seigneur, de votre estime ;
Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang ;
Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.
Vous m’avez malgré moi confié, l’un et l’autre,
La reine, son amour, et vous, seigneur, le vôtre.
La reine, qui m’entend, peut me désavouer ;
Elle m’a vu toujours, ardent à vous louer,
Répondre par mes soins à votre confidence.
Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance ;
Mais le pourriez-vous croire, en ce moment fatal,
Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

TITUS.

Mon rival !

ANTIOCHUS.

Mon rival ! Il est temps que je vous éclaircisse.
Oui, seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.
Pour ne la plus aimer j’ai cent fois combattu :
Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.
De votre changement la flatteuse apparence
M’avait rendu tantôt quelque faible espérance :
Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.
Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir :
Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même ;
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;
Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté.
Pour la dernière fois je me suis consulté,
J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ;
Je viens de rappeler ma raison tout entière.
Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds :
Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ;
J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.
Oui, madame, vers vous j’ai rappelé ses pas :
Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.
Puisse le ciel verser sur toutes vos années
Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées !
Ou, s’il vous garde encore un reste de courroux,
Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups
Qui pourraient menacer une si belle vie,
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

BÉRÉNICE, se levant.

Arrêtez, arrêtez ! Princes trop généreux,