Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/212

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Maître de cet État que mon père me laisse,
Madame, c’est à moi d’accomplir sa promesse.
Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,
Ainsi que notre hymen presser notre départ :
Nos intérêts communs et mon cœur le demandent.
Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent ;
Et du pied de l’autel vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.

MONIME.

Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.
Mais, puisque le temps presse, et qu’il faut vous répondre,
Puis-je, laissant la feinte et les déguisements,
Vous découvrir ici mes secrets sentiments ?

PHARNACE.

Vous pouvez tout.

MONIME.

Vous pouvez tout. Je crois que je vous suis connue.
Éphèse est mon pays ; mais je suis descendue
D’aïeux, ou rois, seigneur, ou héros qu’autrefois
Leur vertu, chez les Grecs, mit au-dessus des rois.
Mithridate me vit ; Éphèse, et l’Ionie,
À son heureux empire était alors unie :
Il daigna m’envoyer ce gage de sa foi.
Ce fut pour ma famille une suprême loi :
Il fallut obéir. Esclave couronnée,
Je partis pour l’hymen où j’étais destinée.
Le roi, qui m’attendait au sein de ses États,
Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas,
Et, tandis que la guerre occupait son courage,
M’envoya dans ces lieux éloignés de l’orage.
J’y vins, j’y suis encor. Mais cependant, seigneur,
Mon père paya cher ce dangereux honneur :
Et les Romains vainqueurs, pour première victime,
Prirent Philopœmen, le père de Monime.
Sous ce titre funeste il se vit immoler ;
Et c’est de quoi, seigneur, j’ai voulu vous parler.
Quelque juste fureur dont je sois animée,
Je ne puis point à Rome opposer une armée ;
Inutile témoin de tous ses attentats,
Je n’ai pour me venger ni sceptre ni soldats ;
Enfin, je n’ai qu’un cœur. Tout ce que je puis faire,
C’est de garder la foi que je dois à mon père,
De ne point dans son sang aller tremper mes mains
En épousant en vous l’allié des Romains.

PHARNACE.

Que parlez-vous de Rome et de son alliance ?
Pourquoi tout ce discours et cette défiance ?
Qui vous dit qu’avec eux je prétends m’allier ?

MONIME.

Mais vous-même, seigneur, pouvez-vous le nier ?
Comment m’offririez-vous l’entrée et la couronne
D’un pays que partout leur armée environne,
Si le traité secret qui vous lie aux Romains
Ne vous en assurait l’empire et les chemins ?

PHARNACE.

De mes intentions je pourrais vous instruire,
Et je sais les raisons que j’aurais à vous dire,
Si, laissant en effet les vains déguisements,
Vous m’aviez expliqué vos secrets sentiments ;
Mais enfin je commence, après tant de traverses,
Madame, à rassembler vos excuses diverses ;
Je crois voir l’intérêt que vous voulez celer,
Et qu’un autre qu’un père ici vous fait parler.

XIPHARÈS.

Quel que soit l’intérêt qui fait parler la reine,
La réponse, seigneur, doit-elle être incertaine ?
Et contre les Romains votre ressentiment
Doit-il pour éclater balancer un moment ?
Quoi ! nous aurons d’un père entendu la disgrâce ;
Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,
Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli !
Il est mort : savons-nous s’il est enseveli ?
Qui sait si, dans le temps que votre âme empressée
Forme d’un doux hymen l’agréable pensée,
Ce roi, que l’Orient tout plein de ses exploits
Peut nommer justement le dernier de ses rois,
Dans ses propres États, privé de sépulture,
Ou couché sans honneur dans une foule obscure,
N’accuse point le ciel qui le laisse outrager,
Et des indignes fils qui n’osent le venger ?
Ah ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore :
Si dans tout l’univers quelque roi libre encore,
Parthe, Scythe ou Sarmate, aime sa liberté,
Voilà nos alliés : marchons de ce côté.
Vivons ou périssons dignes de Mithridate ;
Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,
À défendre du joug et nous et nos États,
Qu’à contraindre des cœurs qui ne se donnent pas.

PHARNACE.

Il sait vos sentiments. Me trompais-je, madame ?
Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,
Ce père, ces Romains que vous me reprochez.

XIPHARÈS.

J’ignore de son cœur les sentiments cachés ;
Mais je m’y soumettrais sans vouloir rien prétendre,
Si, comme vous, seigneur, je croyais les entendre.

PHARNACE.

Vous feriez bien ; et moi, je fais ce que je doi :
Votre exemple n’est pas une règle pour moi.

XIPHARÈS.

Toutefois en ces lieux je ne connais personne
Qui ne doive imiter l’exemple que je donne.

PHARNACE.

Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.

XIPHARÈS.

Je le puis à Colchos, et je le puis ici.

PHARNACE.

Ici ! vous y pourriez rencontrer votre perte…