Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/230

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mement tragique, τραγικώτατος, c’est-à-dire, qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.

Je m’étonne, après cela, que des modernes aient témoigné depuis tant de dégoût pour ce grand poëte, dans le jugement qu’ils ont fait de son Alceste. Il ne s’agit point ici de l’Alceste ; mais en vérité j’ai trop d’obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l’occasion de le réconcilier avec ces messieurs : je m’assure qu’il n’est si mal dans leur esprit que parce qu’ils n’ont pas bien lu l’ouvrage sur lequel ils l’ont condamné. J’ai choisi la plus importante de leurs objections, pour leur montrer que j’ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de leurs objections, car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement que l’on puisse répliquer.

Il y a dans l’Alceste d’Euripide une scène merveilleuse, où Alceste, qui se meurt et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l’image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :

Je vois déjà la rame et la barque fatale,
J’entends le vieux nocher sur la rive infernale.
Impatient, il crie : « On t’attend ici-bas ;
« Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas ».

J’aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu’ils ont dans l’original ; mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces messieurs les ont entendus : il leur est tombé entre les mains une malheureuse édition d’Euripide, où l’imprimeur a oublié de mettre dans le latin, à côté de ces vers, un Al. qui signifie que c’est Alceste qui parle ; et à côté des vers suivants, un Ad. qui signifie que c’est Admète qui répond. Là-dessus, il leur est venu dans l’esprit la plus étrange pensée du monde : ils ont mis dans la bouche d’Admète les paroles qu’Alceste dit à Admète, et celles qu’elle se fait dire par Caron. Ainsi ils supposent qu’Admète, quoiqu’il soit en parfaite santé, pense voir déjà Caron qui le vient prendre : et au lieu que, dans ce passage d’Euripide, Caron, impatient, presse Alceste de le venir trouver ; selon ces messieurs, c’est Admète effrayé qui est l’impatient, et qui presse Alceste d’expirer, de peur que Caron ne le prenne. Il l’exhorte, ce sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas faire une lâcheté, et à mourir de bonne grâce : il interrompt les adieux d’Alceste pour lui dire de se dépêcher de mourir. Peu s’en faut, à les entendre, qu’il ne la fasse mourir lui-même. Ce sentiment leur a paru fort vilain, et ils ont raison : il n’y a personne qui n’en fût très-scandalisé. Mais comment l’ont-ils pu attribuer à Euripide ? En vérité, quand toutes les autres éditions où cet Al. n’a point été oublié ne donneraient pas un démenti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu’Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable : car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir, s’écrie : « Que toutes les morts ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir dans l’état où il la voit. Il la conjure de l’entraîner avec elle ; il ne peut plus vivre si elle meurt ; il vit en elle, il ne respire que pour elle. »

Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu’Euripide a fait deux époux surannés d’Admète et d’Alceste ; que l’un est un vieux mari, et l’autre une princesse déjà sur l’âge. Euripide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le chœur qu’Alceste, toute jeune, et dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux.

Ils reprochent encore à Alceste qu’elle a deux grands enfants à marier. Comment n’ont-ils point lu le contraire en cent endroits, et surtout dans ce beau récit où l’on dépeint Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfants, qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu’elle prend sur ses bras, l’un après l’autre, pour les baiser ?

Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celles-ci. Mais je crois qu’en voilà assez pour la défense de mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages des anciens. Un homme tel qu’Euripide méritait au moins qu’ils l’examinassent, puisqu’ils avaient envie de le condamner ; ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien : « Il faut être extrêmement circonspect et très-retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de peur qu’il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n’entendons pas ; et s’il faut tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu’en y blâmant beaucoup de choses. » — « Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque accidit, damnent quæ non intelligunt. Ac si necesse est in alteram errare partem, omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim[1]. ».




PERSONNAGES.
AGAMEMNON.
ACHILLE.
ULYSSE.
CLYTEMNESTRE, femme d’Agamemnon.
IPHIGÉNIE, fille d’Agamemnon.
ÉRIPHILE, fille d’Hélène et de Thésée.
ARCAS,
EURYBATE,
domestiques d’Agamemnon.
ÆGINE, femme de la suite de Clytemnestre.
DORIS, confidente d’Ériphile.
Gardes.


La scène est en Aulide, dans la tente d’Agamemnon.




ACTE PREMIER.




Scène première.

AGAMEMNON, ARCAS.
AGAMEMNON.

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

  1. Inst. Orator. lib X, cap. I.