Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/236

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Elle vous l’a promis et juré devant moi.
Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.

ÉRIPHILE.

Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste,
Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

DORIS.

Quoi, madame !

ÉRIPHILE.

Quoi, madame ! Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Écoute, et tu te vas étonner que je vive :
C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive ;
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

DORIS.

Ah ! que me dites-vous ?

ÉRIPHILE.

Ah ! que me dites-vous ? Je me flattais sans cesse
Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,
Et te parle une fois pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée.
Je n’en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs :
Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine
À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie :
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l’effroyable visage.
J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.
Iphigénie en vain s’offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée
Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir,
Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.

DORIS.

Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Éviter les tourments que vous venez chercher,
Et combattre des feux contraints de se cacher ?

ÉRIPHILE.

Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me traînait il fallut consentir :
Une secrète voix m’ordonna de partir,
Me dit qu’offrant ici ma présence importune,
Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ;
Que peut-être, approchant ces amants trop heureux,
Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience
D’apprendre à qui je dois une triste naissance ;
Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
S’il s’achève, il suffit ; tout est fini pour moi.
Je périrai, Doris ; et par une mort prompte,
Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
Et que mon fol amour a trop déshonorés.

DORIS.

Que je vous plains, madame ! et que la tyrannie…

ÉRIPHILE.

Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.


Scène II.

AGAMEMNON, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.

Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je…

AGAMEMNON.

Ne puis-je… Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;
Il vous aime toujours.

IPHIGÉNIE.

Il vous aime toujours. Que cette amour m’est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée
Par d’étonnants récits m’en avait informée ;
Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

AGAMEMNON.

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.