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IPHIGÉNIE, à Achille.

Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée !

ARCAS.

Le roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée :
Tout le camp même encore est trompé comme vous.

CLYTEMNESTRE.

Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.

ACHILLE, la relevant.

Ah ! madame !

CLYTEMNESTRE.

Ah ! madame ! Oubliez une gloire importune ;
Ce triste abaissement convient à ma fortune :
Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir !
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.
C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée ;
Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.
C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
Et votre nom, seigneur, l’a conduite à la mort.
Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?
Elle n’a que vous seul : vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux.
Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.
Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse.
Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.
À mon perfide époux je cours me présenter :
Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.
Il faudra que Calchas cherche une autre victime :
Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,
Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous.


Scène VI.

ACHILLE, IPHIGÉNIE.
ACHILLE.

Madame, je me tais, et demeure immobile.
Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?
Une mère pour vous croit devoir me prier !
Une reine à mes pieds se vient humilier !
Et me déshonorant par d’injustes alarmes,
Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes !
Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?
Ah ! sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.
L’outrage me regarde ; et quoi qu’on entreprenne,
Je réponds d’une vie où j’attache la mienne.
Mais ma juste douleur va plus loin m’engager :
C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,
Et punir à la fois le cruel stratagème
Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même.

IPHIGÉNIE.

Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter.

ACHILLE.

Quoi, madame ! Un barbare osera m’insulter !
Il voit que de sa sœur je cours venger l’outrage ;
Il sait que le premier lui donnant mon suffrage,
Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;
Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,
Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire
Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire,
Content et glorieux du nom de votre époux,
Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous :
Cependant aujourd’hui, sanguinaire, parjure,
C’est peu de violer l’amitié, la nature ;
C’est peu que de vouloir, sous un couteau mortel,
Me montrer votre cœur fumant sur un autel ;
D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,
Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ;
Que ma crédule main conduise le couteau ;
Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau !
Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,
Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?
Quoi donc ! à leur fureur livrée en ce moment,
Vous iriez à l’autel me chercher vainement ;
Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,
En accusant mon nom qui vous aurait trompée !
Il faut de ce péril, de cette trahison,
Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.
À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,
Madame, vous devez approuver ma pensée.
Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser
Apprenne de quel nom il osait abuser.

IPHIGÉNIE.

Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière,
Vous daignez d’une amante écouter la prière,
C’est maintenant, seigneur, qu’il faut me le prouver :
Car enfin, ce cruel que vous allez braver,
Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

ACHILLE.

Lui, votre père ! Après son horrible dessein,
Je ne le connais plus que pour votre assassin.

IPHIGÉNIE.

C’est mon père, seigneur, je vous le dis encore ;
Mais un père que j’aime, un père que j’adore,
Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour
Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.
Mon cœur dans ce respect élevé dès l’enfance
Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense,
Et loin d’oser ici, par un prompt changement,
Approuver la fureur de votre emportement ;
Loin que par mes discours je l’attise moi-même,
Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime
Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.
Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare
Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?
Quel père de son sang se plaît à se priver ?