Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/249

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Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie !
Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ?
Dieux ! Achille !


Scène II.

ACHILLE, IPHIGÉNIE.
ACHILLE.

Dieux ! Achille ! Venez, madame, suivez-moi :
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D’un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups,
Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.
Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
De mes Thessaliens vous amènent l’élite :
Tout le reste, assemblé près de mon étendard,
Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.
À vos persécuteurs opposons cet asile :
Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.
Quoi, madame ! Est-ce ainsi que vous me secondez ?
Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez !
Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?
Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE.

Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir
N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.

ACHILLE.

Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?
Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours,
Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?

IPHIGÉNIE.

Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée
Attaché le bonheur de votre destinée.
Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire
Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire :
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.
Telle est la loi des dieux à mon père dictée.
En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée :
Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
Partez ; à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles :
Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ;
Signalez ce héros à la Grèce promis ;
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes
Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
Je meurs, dans cet espoir, satisfaite et tranquille.
Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,
J’espère que du moins un heureux avenir
À vos faits immortels joindra mon souvenir ;
Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire
Ouvrira le récit d’une si belle histoire.
Adieu, prince ; vivez, digne race des dieux.

ACHILLE.

Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
En vain vous prétendez, obstinée à mourir,
Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :
Venez, madame ; il faut les en croire, et me suivre.

IPHIGÉNIE.

Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter,
Je mérite la mort que j’irais éviter ?
Où serait le respect et ce devoir suprême…

ACHILLE.

Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
C’est un titre qu’en vain il prétend me voler :
Ne fait-il des serments que pour les violer ?
Vous-même, que retient un devoir si sévère,
Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?
Enfin c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte…

IPHIGÉNIE.

Quoi, seigneur ! vous iriez jusques à la contrainte ?
D’un coupable transport écoutant la chaleur,
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?
Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
Ah, seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
Asservie à des lois que j’ai dû respecter,
C’est déjà trop pour moi que de vous écouter :
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire,
Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités,
Du secours dangereux que vous me présentez.

ACHILLE.

Eh bien, n’en parlons plus. Obéissez, cruelle,
Et cherchez une mort qui vous semble si belle :
Portez à votre père un cœur où j’entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
Une juste fureur s’empare de mon âme :
Vous allez à l’autel ; et moi, j’y cours, madame.
Si de sang et de morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.
À mon aveugle amour tout sera légitime :
Le prêtre deviendra la première victime ;