Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/277

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Des plus adroites mains empruntait le secours ;
Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au ciel j’offrais le sacrifice.
Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus.
Devant ce fier monarque, Élise, je parus.
Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes ;
Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé.
De mes faibles attraits le roi parut frappé :
Il m’observa longtemps dans un sombre silence ;
Et le ciel qui pour moi fit pencher la balance,
Dans ce temps-là sans doute agissait sur son cœur.
Enfin, avec des yeux où régnait la douceur :
Soyez reine, dit-il ; et dès ce moment même,
De sa main sur mon front posa son diadème.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
Il combla de présents tous les grands de sa cour ;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.
Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,
Quelle était en secret ma honte et mes chagrins !
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !
Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
Voit de son temple saint les pierres dispersées,
Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées !

ÉLISE.

N’avez-vous point au roi confié vos ennuis ?

ESTHER.

Le roi, jusqu’à ce jour, ignore qui je suis[1] :
Celui par qui le ciel règle ma destinée
Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.

ÉLISE.

Mardochée ? Eh ! peut-il approcher de ces lieux ?

ESTHER.

Son amitié pour moi le rend ingénieux.
Absent, je le consulte ; et ses réponses sages
Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages :
Un père a moins de soin du salut de son fils.
Déjà même, déjà, par ses secrets avis,
J’ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins[2] ;
Et c’est là que fuyant l’orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier[3].
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité,
De l’antique Jacob jeune postérité.


Scène II.

ESTHER, ÉLISE, le chœur.
UNE ISRAÉLITE, chantant derrière le théâtre.

Ma sœur, quelle voix nous appelle ?

UNE AUTRE.

J’en reconnais les agréables sons :
C’est la reine.

TOUTES DEUX.

C’est la reine. Courons, mes sœurs, obéissons.
La reine nous appelle :
Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

TOUT LE CHŒUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits différents.

La reine nous appelle :
Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

ÉLISE.

Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés
S’offre à mes yeux en foule, et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Prospérez, cher espoir d’une nation sainte.
Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents
Monter comme l’odeur d’un agréable encens !
Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques !

ESTHER.

Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs
De la triste Sion célèbrent les malheurs.

UNE ISRAÉLITE chante seule.

Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?
Tout l’univers admirait ta splendeur :
Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,
Puissé-je demeurer sans voix,
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée !

  1. Ce soin de cacher sa naissance fit donner à la nièce de Mardochée le surnom d’Esther, qui, en hébreu, signifie inconnue : c’était par une inspiration divine que Mardochée lui avait défendu de se faire connaître. (G.)
  2. Ces vers sont une allusion aussi adroite que flatteuse à la maison de Saint-Cyr. (L. B.)
  3. Ce trait admirable de la modestie d’Esther s’appliquait à madame de Maintenon, qui venait à Saint-Cyr oublier l’éclat et les grandeurs de la cour. (G.)