Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/65

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« Par qui vous allez voir vos misères bornées.
« Je suis le dernier sang de vos rois descendu,
« Qui par l’ordre des dieux doit être répandu.
« Recevez donc ce sang que ma main va répandre ;
« Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre. »
Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ;
Et les Thébains voyant expirer ce héros,
Comme si leur salut devenait leur supplice,
Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang
Pour venir embrasser ce frère tout en sang.
Créon, à son exemple, a jeté bas les armes,
Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes ;
Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,
Ont quitté le combat, et se sont séparés.
Et moi, le cœur tremblant, et l’âme toute émue,
D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,
De ce prince admirant l’héroïque fureur.

JOCASTE.

Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.
Est-il possible, ô dieux ! qu’après ce grand miracle
Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,
Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?
La refuserez-vous, cette noble victime ?
Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
Si vous donnez les prix comme vous punissez,
Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?

ANTIGONE.

Oui, oui, cette vertu sera récompensée ;
Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée :
Et le sang d’un héros, auprès des immortels,
Vaut seul plus que celui de mille criminels.

JOCASTE.

Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale :
Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ;
Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir,
C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.
Il a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes,
Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.
S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.
Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,
Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie !
Ce fils est insensible et ne m’écoute pas ;
Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
Il feint de s’apaiser, et devient plus sévère ;
Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,
Et retire son bras pour me mieux accabler.

ANTIGONE.

Madame, espérons tout de ce dernier miracle.

JOCASTE.

La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
Polynice endurci n’écoute que ses droits ;
Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix,
Oui, du lâche Créon ! Cette âme intéressée
Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée ;
En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ;
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet infidèle père…

ANTIGONE.

Ah ! le voici, madame, avec le roi mon frère.


Scène IV.

JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, CRÉON.
JOCASTE.

Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi !

ÉTÉOCLE.

Madame, ce combat n’est point venu de moi,
Mais de quelques soldats, tant d’Argos que des nôtres,
Qui s’étant querellés les uns avec les autres,
Ont insensiblement tout le corps ébranlé,
Et fait un grand combat d’un simple démêlé.
La bataille sans doute allait être cruelle,
Et son événement vidait notre querelle,
Quand du fils de Créon l’héroïque trépas
De tous les combattants a retenu le bras.
Ce prince, le dernier de la race royale,
S’est appliqué des dieux la réponse fatale ;
Et lui-même à la mort il s’est précipité,
De l’amour du pays noblement transporté.

JOCASTE.

Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie
Le rendit insensible aux douceurs de la vie,
Mon fils, ce même amour ne peut-il seulement
De votre ambition vaincre l’emportement ?
Un exemple si beau vous invite à le suivre.
Il ne faudra cesser de régner ni de vivre :
Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang,
Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang ;
Il ne faut que cesser de haïr votre frère ;
Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.
Ô dieux ! aimer un frère, est-ce un plus grand effort
Que de haïr la vie et courir à la mort ?
Et doit-il être enfin plus facile en un autre
De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?

ÉTÉOCLE.

Son illustre vertu me charme comme vous ;
Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.
Et toutefois, madame, il faut que je vous die,
Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie :
La gloire bien souvent nous porte à la haïr ;
Mais peu de souverains font gloire d’obéir.
Les dieux voulaient son sang ; et ce prince sans crime
Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;
Mais ce même pays qui demandait son sang,