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Scène première.

ÉTÉOCLE, CRÉON.
ÉTÉOCLE.

Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre ;
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
Nous verrons ce qu’il veut ; mais je répondrais bien
Que par cette entrevue on n’avancera rien.
Je connais Polynice et son humeur altière ;
Je sais bien que sa haine est encor tout entière ;
Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours ;
Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours.

CRÉON.

Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,
Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.

ÉTÉOCLE.

Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais :
Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.
Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée ;
Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ;
Elle est née avec nous ; et sa noire fureur,
Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d’un sang incestueux !
Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l’origine.
Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste ;
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.
Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue :
Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.
J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire :
Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.
Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne ;
Et puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir,
Je veux qu’il me déteste, afin de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même,
Et que toujours son cœur aspire au diadème ;
Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;
Et qu’on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.

CRÉON.

Domptez-le donc, seigneur, s’il demeure inflexible.
Quelque fier qu’il puisse être, il n’est pas invincible.
Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur,
Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes
Je serai le premier à reprendre les armes ;
Et si je demandais qu’on en rompît le cours,
Je demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,
S’il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux ;
La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ;
Ne le soumettez pas à ce prince farouche :
Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ;
Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.
Cependant écoutez le prince votre frère,
Et, s’il se peut, seigneur, cachez votre colère ;
Feignez… Mais quelqu’un vient.


Scène II.

ÉTÉOCLE, CRÉON, ATTALE.
ÉTÉOCLE.

Feignez… Mais quelqu’un vient. Sont-ils bien près d’ici ?
Vont-ils venir, Attale ?

ATTALE.

Vont-ils venir, Attale ? Oui, seigneur, les voici.
Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine,
Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.

ÉTÉOCLE.

Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !

CRÉON.
(À part.)
Ah, le voici ! Fortune, achève mon ouvrage,

Et livre-les tous deux aux transports de leur rage !


Scène III.

JOCASTE, ÉTÉOCLE, POLYNICE, ANTIGONE, CRÉON, HÉMON.
JOCASTE.

Me voici donc tantôt au comble de mes vœux,
Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,
Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;
Et moi, par un bonheur où je n’osais penser,
L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.
Commencez donc, mes fils, cette union si chère ;