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De le voir partager cette gloire avec vous.

ALEXANDRE.

En vain votre douleur s’arme contre ma gloire :
Jamais on ne m’a vu dérober la victoire,
Et par ces lâches soins, qu’on ne peut m’imputer,
Tromper mes ennemis, au lieu de les dompter.
Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre,
Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre :
Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras ;
Et le jour a partout éclairé mes combats.
Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ;
J’ai voulu prévenir la perte de vos princes :
Mais, s’ils avaient suivi mes conseils et mes vœux,
Je les aurais sauvés ou combattus tous deux.
Oui, croyez…

AXIANE.

Oui, croyez… Je crois tout. Je vous crois invincible :
Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ?
Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ?
Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ?
Et que vous avaient fait tant de villes captives,
Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ?
Qu’ai-je fait pour venir accabler en ces lieux
Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ?
A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ?
Avons-nous soulevé des nations entières,
Et contre votre gloire excité leur courroux ?
Hélas ! nous l’admirions sans en être jaloux.
Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre,
Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre :
Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur
Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur.
Ah ! n’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime,
Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime,
Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux
D’être venu si loin rompre de si beaux nœuds ?
Non, de quelque douceur que se flatte votre âme,
Vous n’êtes qu’un tyran.

ALEXANDRE.

Vous n’êtes qu’un tyran. Je le vois bien, madame,
Vous voulez que, saisi d’un indigne courroux,
En reproches honteux j’éclate contre vous.
Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée
Donnera quelque atteinte à sa gloire passée.
Mais, quand votre vertu ne m’aurait point charmé,
Vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé.
Mon âme, malgré vous à vous plaindre engagée,
Respecte le malheur où vous êtes plongée.
C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,
Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux.
Sans lui vous avoûriez que le sang et les larmes
N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes :
Vous verriez…

AXIANE.

Vous verriez… Ah ! seigneur, puis-je ne les point voir
Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ?
N’ai-je pas vu partout la victoire modeste
Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ?
Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus
Se plaire sous le joug et vanter vos vertus,
Et disputer enfin, par une aveugle envie,
À vos propres sujets le soin de votre vie ?
Mais que sert à ce cœur que vous persécutez
De voir partout ailleurs adorer vos bontés ?
Pensez-vous que ma haine en soit moins violente,
Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ?
Tant de rois par vos soins vengés ou secourus,
Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ?
Non, seigneur : je vous hais d’autant plus qu’on vous aime,
D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même,
Que l’univers entier m’en impose la loi,
Et que personne enfin ne vous hait avec moi.

ALEXANDRE.

J’excuse les transports d’une amitié si tendre,
Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre :
Si la commune voix ne m’a point abusé,
Porus d’aucun regard ne fut favorisé :
Entre Taxile et lui votre cœur en balance,
Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence ;
Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui,
Vous commencez, madame, à prononcer pour lui.
Pensez-vous que, sensible à cette ardeur nouvelle,
Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ?
Ne vous accablez point d’inutiles douleurs ;
Des soins plus importants vous appellent ailleurs.
Vos larmes ont assez honoré sa mémoire.
Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ;
Et, redonnant le calme à vos sens désolés,
Rassurez vos États par sa chute ébranlés.
Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.
Plus ardent que jamais, Taxile…

AXIANE.

Plus ardent que jamais, Taxile… Quoi ! le traître !

ALEXANDRE.

Hé ! de grâce, prenez des sentiments plus doux ;
Aucune trahison ne le souille envers vous.
Maître de ses États, il a pu se résoudre
À se mettre avec eux à couvert de la foudre.
Ni serment ni devoir ne l’avaient engagé
À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé.
Enfin, souvenez-vous qu’Alexandre lui-même
S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime.
Songez que, réunis par un si juste choix,
L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois ;
Que pour vos intérêts tout me sera facile
Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile :
Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs ;