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Si près de l’Océan, que faut-il davantage
Que d’aller me montrer à ce fier élément,
Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ?
Alors…

CLÉOFILE.

Alors… Mais quoi, seigneur, toujours guerre sur guerre !
Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ?
Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants
Des pays inconnus même à leurs habitants ?
Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ?
Ils vous opposeront de vastes solitudes,
Des déserts que le ciel refuse d’éclairer,
Où la nature semble elle-même expirer.
Et peut-être le sort, dont la secrète envie
N’a pu cacher le cours d’une si belle vie,
Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli
Votre tombeau du moins demeure enseveli.
Pensez-vous y traîner les restes d’une armée
Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ?
Vos soldats, dont la vue excite la pitié,
D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié ;
Et leurs gémissements vous font assez connaître…

ALEXANDRE.

Ils marcheront, madame, et je n’ai qu’à paraître :
Ces cœurs qui dans un camp, d’un vain loisir déçus,
Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus,
Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures,
Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.
Cependant de Taxile appuyons les soupirs :
Son rival ne peut plus traverser ses désirs.
Je vous l’ai dit, madame, et j’ose encor vous dire…

CLÉOFILE.

Seigneur, voici la reine.


Scène II.

ALEXANDRE, AXIANE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE.

Seigneur, voici la reine. Eh bien, Porus respire.
Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits ;
Il vous le rend…

AXIANE.

Il vous le rend… Hélas ! il me l’ôte à jamais !
Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine ;
Sa mort était douteuse, elle devient certaine :
Il y court ; et peut-être il ne s’y vient offrir
Que pour me voir encore, et pour me secourir.
Mais que ferait-il seul contre toute une armée ?
En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée ;
En vain quelques guerriers qu’anime son grand cœur,
Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur :
Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage
Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.
Encor, si je pouvais, en sortant de ces lieux,
Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux !
Mais Taxile m’enferme ; et cependant le traître
Du sang de ce héros est allé se repaître ;
Dans les bras de la mort il le va regarder,
Si toutefois encore il ose l’aborder.

ALEXANDRE.

Non, madame, mes soins ont assuré sa vie :
Son retour va bientôt contenter votre envie.
Vous le verrez.

AXIANE.

Vous le verrez. Vos soins s’étendraient jusqu’à lui !
Le bras qui l’accablait deviendrait son appui !
J’attendrais son salut de la main d’Alexandre !
Mais quel miracle enfin n’en dois-je pas attendre ?
Je m’en souviens, seigneur, vous me l’avez promis,
Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis.
Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre :
La gloire également vous arma l’un et l’autre.
Contre un si grand courage il voulut s’éprouver :
Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver.

ALEXANDRE.

Ses mépris redoublés qui bravent ma colère
Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère ;
Son orgueil en tombant semble s’être affermi ;
Mais je veux bien cesser d’être son ennemi ;
J’en dépouille, madame, et la haine et le titre.
De mes ressentiments je fais Taxile arbitre :
Seul il peut, à son choix, le perdre ou l’épargner ;
Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner.

AXIANE.

Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile !
Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile !
Vous voulez que Porus cherche un appui si bas !
Ah, seigneur ! votre haine a juré son trépas.
Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire.
Qu’une âme généreuse est facile à séduire !
Déjà mon cœur crédule oubliant son courroux,
Admirait des vertus qui ne sont point en vous.
Armez-vous donc, seigneur, d’une valeur cruelle ;
Ensanglantez la fin d’une course si belle :
Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever,
Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.

ALEXANDRE.

Eh bien ! aimez Porus sans détourner sa perte ;
Refusez la faveur qui vous était offerte ;
Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux ;
Mais enfin, s’il périt, n’en accusez que vous.
Le voici. Je veux bien le consulter lui-même :
Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême.