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TRAGEDIE.

N’eſtes-vous pas contens de la mort de mon Pere ?
Tout noſtre ſang doit-il ſubir voſtre colere ?

HEMON.

Madame, cét Arreſt ne vous regarde pas,
Voſtre vertu vous met à couvert du trépas.
Les Dieux ſçavent trop bien connoiſtre l’innocence ?

ANTIGONE.

Et ce n’eſt pas pour moy que je crains leur vangeance.
Mon innocence, Hémon, ſeroit un foible appuy,
Fille d’Oedipe, il faut que je meure pour luy.
Je l’attens, cette mort, & je l’attens ſans plaintes.
Et s’il faut avoüer le ſujet de mes craintes,
C’eſt pour vous que je crains. Oüy, cher Hemon, pour vous.
De ce ſang mal-heureux vous ſortez comme nous ;
Et je ne vois que trop que le courroux celeſte,
Vous rendra comme à nous cét honneur bien funeſte,
Et fera regretter aux Princes des Thebains,
De n’eſtre pas ſortis du dernier des humains.

HEMON.

Peut-on ſe repentir d’un ſi grand avantage ?
Un ſi noble trépas flatte trop mon courage,
Et du ſang de ſes Rois il eſt beau d’eſtre iſſu,
Dût-on rendre ce ſang ſi-toſt qu’on l’a receu.

ANTIGONE.

Et quoi ſi parmi nous on a fait quelque offence,
Le Ciel doit-il ſur vous en prendre la vangeance,
Et n’eſt-ce pas aſſez du Pere & des Enfans,
Sans qu’il aille plus loin chercher des innocens ?
C’eſt à nous à payer pour les crimes des noſtres,
Puniſſez-nous, grands Dieux, mais épargnez les autres.
Mon Pere, cher Hémon, vous va perdre aujourd’huy.
Et je vous pers peut-eſtre encore plus que luy.
Le Ciel punit ſur vous, & ſur voſtre famille,
Et les crimes du Pere & l’amour de la Fille,