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TRAGEDIE

A leur noire fureur n’apporte point d’obſtacle,
Seulement Polinice en paroiſt affligé,
Attens Hémon, dit-il, tu vas estre vangé.
En effet ſa douleur renouvelle ſa rage,
Et bien-toſt le combat tourne à ſon avantage.
Le Roy frappé d’un coup qui luy perce le flanc,
Luy cede la Victoire & tombe dans ſon ſang.
Les deux Camps auſſi-toſt s’abandonnent en proye,
Le noſtre à la douleur & les Grecs à la joye,
Et le Peuple allarmé du trépas de ſon Roy,
Sur le haut de ſes tours témoigne ſon effroy,
Polinice tout fier du ſuccez de ſon crime,
Regarde avec plaiſir expirer ſa Victime,
Dans le ſang de ſon Frere il ſemble ſe baigner.
Et tu meurs, luy dit-il, & moy je vais regner.
Regarde dans mes mains l’Empire & la Victoire,
Va rougir aux Enfers de l’excez de ma gloire,
Et pour mourir encore avec plus de regret,
Traiſtre ſonge en mourant que tu meurs mon Sujet.
En achevant ces mots, d’une demarche fiere,
Il s’approche du Roy couché ſur la pouſſiere,
Et pour le deſarmer il avance le bras.
Le Roy qui ſemble mort obſerve tous ſes pas.
Il le voit, il l’attend, & ſon ame irritée,
Pour quelque grand deſſein ſemble s’eſtre arreſtée.
L’ardeur de ſe vanger flate encor ſes deſirs,
Et retarde le cours de ſes derniers ſouſpirs.
Preſt à rendre la vie il en cache le reſte,
Et ſa mort au Vainqueur eſt un piege funeſte.
Et dans l’inſtant fatal que ce Frere inhumain
Luy veut oſter le fer qu’il tenoit à la main,
Il luy perce le cœur, & ſon ame ravie,
En achevant ce coup abandonne la vie.
Polinice frappé pouſſe un cri dans les airs,
Et ſon ame en courroux s’enfuit dans les Enfers.