Page:Racine - Théâtre choisi, 1904, éd. Lanson.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

PYRRHUS.

Hé quoi ? votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé.
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai[1],
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :
Nos ennemis communs devroient nous réunir.
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troycns ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Hion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris.
Dans ses murs relevés couronner votre fils.

ANDROMAQUE.

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère :
Je les lui promettois tant qu’a vécu son père.

  1. Les éditions faites du vivant de Racine portent allumé, pour rimer aux yeux. — Cette pointe a pu être fournie à Racine par une phrase des Éthiopiques d’Héliodore, où un personnage conduit sa fille à un bûcher allumé, pour l’immoler : πλείονι δὲ αὐτὸς πυρὶ τῷ πάθει τὴν ϰαρδίαν σμυχόμενος (pleioni de autos puri tô pathei tên kardian smuchomenos), « mais la passion lui brûlait le cœur d’un feu plus ardent. »