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Page:Ramuz - Œuvres complètes - tome 8, 1941.djvu/117

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boutique, ne se levant même pas de dessus sa chaise basse, parce qu’il voyait bien de quoi il était menacé : plus personne n’entrait chez lui. Il regardait, il voyait sur la place les petites filles jouer au paradis et à l’enfer, poussant du pied une pierre plate dans des carrés tracés avec un bâton sur le sol ; une heure sonnait, une autre heure ; plus une seule paire de bottines ne se trouvait posée sur la planche où il les rangeait autrefois. Il patienta quinze jours, trois semaines ; on se demandait de quoi il vivait. Un beau matin, sa boutique resta fermée. Sans doute qu’il était malade, mais personne ne s’inquiéta de lui. Deux ou trois jours passèrent encore. Et ce fut par hasard qu’une voisine le trouva pendu derrière sa porte, le quatrième jour, je crois, et il faut bien dire qu’il sentait déjà, et il avait la figure toute noire.

On ne sonna pas les cloches pour lui ; on l’enterra comme une bête dans un coin. Et déjà il aurait été oublié, et l’évènement lui-même aurait été vite oublié, parce que, des pendus, chez nous, on en voit plus qu’on ne voudrait, si Luc n’avait profité de l’occasion, parlant plus haut, avec plus d’assurance :

— Vous voyez !

On lui disait :

— Qu’est-ce qu’on voit ?

— Si j’avais tort ou non quand je vous disais de vous méfier. Voilà que Jacques Musy est mort.

— Jacques Musy, qu’est-ce que ça veut dire ? Ce qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres. Ça s’est toujours vu, ça se verra toujours.

Il y a ainsi une façon de se résigner à la vie qui est peut-être la sagesse ; Luc n’en continuait pas moins de crier, et secouait la tête en s’en allant par les chemins.