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Page:Ramuz - Œuvres complètes - tome 8, 1941.djvu/173

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hommes à le tenir ; il flottait entre eux comme un arbre scié au pied. Tantôt il penchait de côté, tantôt il tombait en avant. Mais il était solidement tenu, en sorte qu’il assista à tout. Et il lui fallut assister à tout. Il vit descendre son passé, son espoir, sa raison de vivre ; mon Dieu ! est-ce possible, c’est les entrailles qu’on m’arrache, c’est le cœur de mon cœur, la pensée de ma pensée. Elle était ma seule vendange, la seule richesse de mon grenier… Il s’était mis à plaindre, comme si on lui fouillait dans le ventre avec un couteau. Pauvre ! c’est Joseph Amphion : un enfant lui était promis, l’enfant est mort, sa femme est morte. Mais c’est aussi qu’il s’était mis à réfléchir, et il recommençait en lui-même : « Est-ce que j’ai toujours été bon pour elle ?… Est-ce que j’ai toujours été avec elle comme je lui avais juré d’être, lui ayant passé l’anneau au doigt, certain jour ? Et encore, quand elle se débattait dans son lit, et moi, injustement, je disais : « Ce n’est plus elle ! » peut-être que, si j’étais venu et si je l’avais embrassée, elle aurait été délivrée par l’opération de l’amour… Elle m’aurait reconnu ; elle m’aurait dit : « C’est toi ! » ô meilleure que moi, toute belle, – et je ne l’ai pas fait, et la voilà qui s’en va !… C’est ma faute, c’est ma faute à moi !… » Les mottes tombèrent sur la caisse, on l’emmena.

Et les autres s’en allèrent derrière lui, rentrant chez eux, mais ils n’étaient guère moins misérables. Ils ne disaient rien, ils n’auraient pas pu. La cloche s’était tue, un grand silence régnait. Sous l’ombre du ciel qui pendait très bas, et enveloppait le village, comme pour montrer à l’avance l’isolement où il allait entrer, ils revenaient par petits groupes ; et, arrivés devant chez eux, courbant la tête, s’enfonçaient sous la porte basse comme la bête dans son trou…