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Page:Ramuz - Œuvres complètes - tome 8, 1941.djvu/210

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de s’en nourrir. On avait d’abord tué les chats, les chiens, jusqu’aux souris ; mais il n’y avait bientôt plus eu de bêtes d’aucune sorte. Ça n’allait plus tarder ; les maladies redoublaient de violence, ulcères malins chez les grandes personnes, membres noués chez les enfants : pas de maison où on n’eût au moins trouvé un cadavre, parce qu’ils n’osaient plus aller les enterrer. Ainsi notre père que nous aimions bien est couché dans un coin de la cuisine sur la terre nue ; tout ce qu’on a pu faire a été de lui mettre un coussin sous la tête, et on se détourne, quand on passe, pour ne pas le voir. Le petit Julien n’avait pas deux ans : on lui a fait un cercueil avec les planches d’une caisse. Son père a été prendre un pot de couleur, il s’est mis à peindre le cercueil en bleu. Il cherchait peut-être ainsi à se tromper lui-même, mais, pour peu qu’il y réfléchisse, il voit qu’il ne va pas tarder à suivre son fils, si ça continue, et pour lui il n’y aura peut-être même pas de planches assemblées, n’ayant plus rien à espérer que de crever comme un rat dans un coin.

Cependant, ces musiques continuaient à se faire entendre et ces gros rires à venir. C’est qu’il y en a qui s’amusent. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’en faire autant ? Ayant attendu que la nuit fût là, parce que travaillés malgré tout par la honte, plusieurs entrouvraient leur porte, puis ils se coulaient dehors. Ils se dirigeaient vers la place, au-dessus de laquelle une grande lueur bougeait. Toutes les fenêtres de l’auberge étaient éclairées, comme on voit sur les abat-jour à découpures. Collés derrière l’angle d’un mur, d’où ils ne laissaient sortir que la tête, ils tendaient leurs regards vers là-bas, avidement, comme des mains. Ils voyaient ces tables, avec du vin dessus ; des hommes et des femmes assis à ces tables. Chaque fois que la porte s’ouvrait, une bouffée chaude vous