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Page:Ramuz - Œuvres complètes - tome 8, 1941.djvu/215

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embrassés qu’ils semblaient ne jamais devoir se défaire l’un de l’autre. Ils se tordaient comme dans la douleur. Et le vieux Creux allait toujours, qui continuait de sourire. À peine un air fini (et le temps seulement de vider son verre d’un trait) qu’il repartait déjà ; c’est des polkas, des mazourques, c’est la valse où on tourne vite et les jambes sont emmêlées comme des branches dans le vent ; c’étaient de ces danses aussi où on se promène deux par deux en se tenant par la main ; celles-ci avaient moins de succès, on criait : « Une autre ! » et de temps en temps un cierge tombait. Un coup de vent entrait parfois jusque dans l’église, à cause des vitres cassées ; on voyait alors les flammes des cierges se coucher de côté. Et, du côté qu’elles se couchaient, roulait une larme de cire. Mais crions et rions surtout ! Soyons rauques, parce que c’est bien. « Hé ! Félicie arrives-tu ? je t’attends depuis un quart d’heure. » « Louis, je viens, mais fais-moi tourner fort. » Moi, j’arrache mon col, parce que j’ai trop chaud. Moi, c’est ma veste que j’ôte. Moi, c’est mon gilet que j’ôte. Ils riaient de nouveau ; et puis quelques-uns, s’arrêtant soudain, ouvrant leurs bras tout grands, éclataient de rire ; et on ne savait plus s’ils riaient ou s’ils sanglotaient.

Mais c’est qu’on est heureux enfin ; on était esclaves, on est libres ; on est comme le petit oiseau qui vient de casser sa coquille, on voit que tout est permis. Qu’est-ce qui m’empêche, Félicie, de te prendre dans mes bras devant tout le monde, au lieu qu’avant je n’osais même pas te parler de peur que quelqu’un ne nous aperçût ? Qu’est-ce qui m’empêche d’empoigner cette chaise par un pied et de la jeter dans les vitres ? Il leur venait des besoins de détruire, ils se démenaient tellement qu’ils tombaient à terre épuisés. Quelques-uns s’abattaient sur des chaises, se tenant des deux mains