Page:Rappoport - La Philosophie sociale de Pierre Lavroff.djvu/22

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actes reconnus immoraux. Toutes les classes dominantes ont cherché à donner à l’ordre social correspondant à leurs intérêts de classe une sanction morale ou religieuse ou à profiter de la religion et de la morale établies pour les justifier. Car elles connaissaient assez la nature humaine pour savoir que les masses populaires ne supporteraient pas un instant un joug préjugé injuste ou immoral. L’homme social — et nous n’en connaissons pas d’autre — est donc un être nécessairement moral plus ou moins développé. L’amoral n’est qu’une exception qui confirme la règle. Il est un malade que la science moderne considère atteint d’une maladie caractéristique qu’elle a baptisée d’un nom spécial : moral insanity, la folie morale.

Les immoralistes peuvent bien professer des théories immorales, faire des phrases à effet dans le genre de celle de Nietzsche : « Rien n’est vrai, tout est permis » ; mais ils ne passeront jamais des paroles aux actes. Et cela non seulement par la peur du gendarme, mais aussi et surtout par la crainte de tomber dans l’odieux, l’absurde et le ridicule. Le chef de l’école immoraliste moderne, le malheureux penseur de génie Friedrich Nietzsche, qui se demandait souvent si le mensonge n’est pas un élément nécessaire de vie, donna toutes ses forces à la recherche de ce qu’il croyait la vérité scientifique. Le cerveau puissant de ce théoricien de l’ « au-delà du bien et du mal » sombra, épuisé, en méditant le bien suprême du Sur-Homme. L’adversaire implacable du principe humain neminem læde (ne fais de mal à personne) est devenu le martyr d’une morale à lui, d’une morale surhumaine appelée, dans son esprit, à inaugurer une nouvelle culture, la culture des Sur-Hommes. Illogisme et incohérence ! — voilà où mène la théorie immoraliste.

Je ne conteste pas les ravages sérieux que peuvent causer dans des circonstances particulières les idées nietzschéennes dans des cerveaux d’une faible force de résistance. Nous avons vu dans la récente crise morale que traversait la France, et qui est loin d’être arrivée à son terme, comment le nietzschéanisme mal digéré de Barrès se plaisait à prêcher ouvertement le manque de scrupules, l’immoralité systématique de la raison d’État, principe d’ailleurs abhorré par Nietzsche lui-même, qui, personnellement, était une nature profondément idéaliste et honnête. Tout le monde sait que certaines catégories d’hommes publics en ont largement profité. Mais ces faits particuliers démontrent mieux que ne l’auraient fait les moralistes la nécessité absolue de la morale, en faisant ressortir quels désordres réels résultent inévitablement de l’immoralisme en action.

L’immoralité théorique et avouée se détruit elle-même et ne peut être considérée comme trop dangereuse dans la pratique. Mais elle nous force à justifier et à démontrer la raison d’être de la véritable