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termes, il oppose la pensée critique, l’idée, au fait brutal qui tend à s’éterniser au milieu du changement universel. Le fait est conservateur. L’idée est révolutionnaire. Or, Pierre Lavroff subordonne le fait à l’idée, la coutume à la pensée. Par cela, sa philosophie sociale est profondément révolutionnaire. C’est la philosophie de la révolution par excellence. En effet, tout novateur qui tend à un changement radical quelconque dans le domaine de la science, de l’art ou de la vie pratique, combat la tradition, l’inertie des choses établies, ou pour parler avec Lavroff, la coutume. Il oppose son idéal à la réalité régnante. Il cherche à la modifier en conséquence. Il combat l’habitude sociale ou individuelle, vulgo la routine, au nom de sa conviction. On ne peut pas faire un pas en avant, une réforme, sans critiquer l’ordre établi, sans lui opposer un idéal, une conviction. De là l’importance de la pensée critique, son opposition éternelle contre la tradition. La critique pourtant ne doit pas se borner aux points secondaires, aux maux dérivés, aux simples abus. Elle doit comprendre les bases mêmes de la vie individuelle et sociale. Elle doit être révolutionnaire.

Fidèle à son point de vue révolutionnaire, Pierre Lavroff ne voit dans la coutume qu’un facteur négatif, un élément de résistance contre la pensée critique cherchant de nouvelles formes de vie. Il est pourtant vrai que la coutume, la tradition et l’habitude sont des éléments nécessaires de la vie. D’abord, en « mécanisant » pour ainsi dire notre volonté d’agir, l’habitude fait une économie importante d’effort volontaire. Elle nous épargne des hésitations, des luttes, des réflexions. Elle simplifie et accélère notre action. Car une manière d’agir devenue habitude s’exécute avec une facilité étonnante, avec une perte des forces minimum.

Il y a un autre point à considérer. La coutume est un facteur important de la solidarité sociale. La coutume unit les hommes à tendances différentes. Elle neutralise les égoïsmes individuels. Elle devient par cela un lien social. Pierre Lavroff apprécie la force sociale de la coutume primitive, mais il paraît la négliger pour l’évolution historique en général. Il fixe tout particulièrement son attention sur le côté négatif et réactionnaire de la coutume qui était à toutes les époques de la vie historique le plus grand obstacle au mouvement progressif. La vie historique commence pour Pierre Lavroff seulement là où l’on constate une lutte entre la pensée critique et la civilisation coutumière.


V

Deux exemples suffiront pour montrer l’importance que Pierre Lavroff attribue au dualisme de la coutume et de la pensée critique et