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LE RAISIN VERT

il était sensible, puis, se tournant vers les bas-côtés de l’autel où se tenaient ses confrères, il parut le transmettre, non sans malice peut-être, à un prêtre inconnu que les autres entouraient de manifestations de déférence.

C’était là le prédicateur extraordinaire que l’abbé Patrick était seulement chargé d’annoncer. Il le fit avec ce luxe d’éloges que les gens de lettres emploient entre eux, dans les discours publics mais la déception de Lise fut telle, lorsqu’elle vit son cher abbé descendre les degrés de la chaire et un gros homme sanguin prendre sa place, qu’elle décida in petto de ne pas écouter le sermon. Cependant, elle ne put se tenir de regarder.

Le prédicateur se signait d’un grand geste qui parut ensemencer les quatre points cardinaux. Les manches de son surplis étalèrent ensuite l’invisible moisson sur toutes ces têtes levées pour recevoir le bon grain :

— Mes frères, commença-t-il mes chers petits enfants…

Un assaut d’émotion le contraignit à se rejeter en arrière, paupières closes, agrippé des deux mains au rebord de la chaire. Puis il ouvrit ces mains, les éleva, les étendit, puis, de ses doigts tâtonnants, mima le geste de Polyphème aveugle comptant ses moutons. Puis, lorsqu’il eut dénombré ce troupeau spirituel, d’une large étreinte il le ramena contre sa poitrine, il l’enserra, les yeux toujours fermés. Ces yeux s’ouvrirent enfin sur une vision d’épouvante. Ses bras abandonnèrent ce qu’ils tenaient, ses mains saisirent à nouveau le rebord de la chaire et, se penchant sur l’auditoire haletant, de toute la force de sa voix, qu’il avait belle et puissante, il leur jeta ce cri à double détente :

— Vous mourrez un jour ! Tous !

Un petit murmure courut parmi les rangs, comme le frisson des blés, quand le vent se lève. Mais Lise,