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LE RAISIN VERT

et qui le regardait courir et panteler sans comprendre ce qu’il lui voulait.

Les trois coups de trois heures, apportés par le vent bas qui rebroussait les feuilles des peupliers, éveillèrent Isabelle en sursaut, comme toutes les nuits. Tout de suite, elle retrouva ce mal sourd, au fond du corps et la hantise, déjà vieille de cinq semaines : « La guerre, l’invasion… »

Cette fois-ci, l’obsession se doublait d’une angoisse plus précise, toute proche. Et le rêve qu’elle venait de faire se représenta à sa mémoire, avec ses contours nets et son ambiance trouble et tragique.

Elle se trouvait dans un champ avec son mari. Le sol était couvert d’une herbe pauvre et clairsemée, le ciel bas, comme aux plus tristes jours d’automne. Amédée s’appuyait lourdement à l’épaule de sa femme et, lui montrant la terre du doigt, il lui demandait : « Qu’est-ce que vous voyez donc là, mon amie ? Je ne distingue plus rien ». Alors, le regardant avec angoisse, elle lui avait vu les prunelles blanches et révulsées des aveugles.

Éveillée, elle n’arrivait pas à se délivrer de la sensation du cauchemar. L’aspect désolé du champ, la triste lumière, le son de voix insolite, plaintif et confiant, ces yeux sans regard enfin, tout cela prenait une signification poignante.

Les étoiles pâlirent, une brume blanchâtre s’éleva aux confins de la nuit et du jour, des coqs chantèrent.

Immobile dans son lit, les yeux ouverts, pénétrée d’effroi, de tristesse et de pitié, Isabelle songeait au malheureux compagnon dont la pensée, elle en était sûre, venait de lui faire une ultime visite, avant de disparaître dans un mystère à peine plus obscur et plus tragique que celui de sa vie désolée.

Au courrier du matin, il y eut une lettre de lui et