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LE RAISIN VERT

Oh ! quelle vie, quel monde ! Comment pouvait-on supporter de vivre dans un monde pareil ?

— J’en ai assez, dit Lise tout haut. Je vous hais. Je hais la guerre, je hais la France, je hais l’Allemagne, je hais la vie, je me hais moi-même parce que je vis. Laissez-moi tranquille.

Puis elle ne pensa plus à rien. Les larmes et ce dernier flot de colère l’avaient vidée.

C’est au delà de ce vide qu’elle rencontra le frère de Jeannette Le Goupy.

— N’est-ce pas que vous n’êtes pas entièrement mort, vous dont je ne sais pas le nom ? Ce serait trop triste, voyez-vous, si vous étiez mort tout à fait. Vous êtes trop précieux, vous tous, les sales garçons. Et les filles aussi. Tout le monde est très précieux. Trop précieux pour mourir tout à fait. Je ne sais pas ce qui survit de vous. Peut-être ce qui est trop subtil pour que la mort le saisisse : le regard, le sourire, la pensée…

« Ce petit sergent du génie que j’ai vu dans un train, s’il est mort à présent, il doit y avoir un lieu où son sourire continue de flotter. Un si joli sourire !

« D’ailleurs, quand on y pense, fait-on autre chose que mourir à chaque instant ? Ce qui s’est passé dans le vestiaire, jamais personne ne pourrait l’imaginer. Pour nous-mêmes, qui l’avons vécu, c’est mort. Et pourtant ce ne l’est pas. Pas plus qu’une symphonie n’est morte, quand elle est gravée en petits signes noir sur blanc et empilée dans un magasin. Elle attend qu’on l’éveille, simplement. Je crois que tout ce qui a vécu une fois peut sommeiller, mais ne peut pas mourir. Ce n’est pas votre avis ? »

Le frère de Jeannette l’assura que c’était son avis et qu’il en possédait la preuve. Lise goûtait une grande douceur à converser avec ce jeune homme inconnu et elle se disait que l’amitié des hommes est préférable à leur amour.